Depuis les années 50, un simple jeu de cartes passionne les jeunes français tout en les initiant à l’automobile avec un objectif simple : atteindre les 1 000 bornes fatidiques. Près de soixante dix ans plus tard, la « Canesta de la route » créée par Edmond Dujardin continue sa route. Retour sur ce jeu devenu mythique, avec plus de 10 millions d’exemplaires vendus.
Arthur « Edmond » Dujardin, inventeur de génie
Pour comprendre le succès des 1 000 bornes, il faut parler de son créateur, Arthur Dujardin. Sourd de naissance, il apprend à parler grâce à la méthode de Jacob Rodrigues Pereire (le grand-père des célèbres banquiers du Second Empire, Emile et Isaac Pereire) et devient même musicien. Est-ce pour la musique ou par coquetterie que notre Dujardin se fait appeler Edmond ? Nul ne le sait mais ce lillois inventeur et touche à tout devient imprimeur. Bien dans son époque, Edmond voit dans l’entre deux-guerres l’importance que prend l’automobile, et les débouchés qu’elle lui offre dans son métier. Depuis 1922, le certificat de capacité est devenu un vrai Permis de conduire officiel obtenu après le passage d’un examen. Il devient peu à peu auteur puis éditeur de livrets sur le code de la route et l’apprentissage de la conduite. Asthmatique, il quitte la région lilloise en 1947 pour s’installer au bon air, à Arcachon.
Les prémices du jeu des 1 000 Bornes
Si le business des manuels d’auto-école lui assure une existence confortable, Edmond Dujardin n’en reste pas moins un inventeur, passionné par le jeu. Son activité principale, très sérieuse, l’incite à réfléchir à une activité plus ludique autour du voyage, de la conduite et de l’automobile. Il créé ainsi en 1949 un jeu de plateau et de cartes, nommé l’Autoroute : un drôle de voyage jusqu’à Fun City pour assister à une improbable noce. Ce jeu sera commercialisé à partir de 1951 mais notre génial inventeur n’est pas encore satisfait. Cette même année, il créé l’Autostop qui remporte la médaille de bronze au Concours Internationale d’Invention de Paris. Les prémices du 1 000 bornes sont là, mais il manque quelque chose : simplicité et universalité.
Un Touring amélioré par les fameuses Bottes
Edmond Dujardin retourne donc à son bureau pour envisager un nouveau jeu. Les thèmes de l’automobile et du voyage sonnent toujours comme des évidences, mais il manquait sans doute à ses précédents jeux un peu d’adrénaline mais aussi de vice. S’inspirant du jeu de cartes sud-américain La Canesta et du jeu américain Touring, il imagine alors le jeu des 1 000 Bornes. Véritable course automobile lancée sur une nationale (s’inspirant fortement de la fameuse route des vacances, la Nationale 7), le jeu lance un défi aux joueurs : atteindre la distance fatidique malgré les ralentissements, les embûches et les coups fourrés des autres joueurs. Désormais, plus de plateau : un simple jeu de 106 cartes suffit, et c’est cela le coup de génie puisque les bambins peuvent désormais y jouer sur la banquette arrière de la Traction familiale, singeant leur voyage à coup de cartes joliment décorées.
Un graphisme marquant
L’autre coup de génie sera justement de faire appel à un graphiste et publicitaire, Joseph Le Callennec. Son dessin sera pour beaucoup dans le succès des 1 000 bornes et son ancrage dans l’imaginaire populaire. Si le jeu américain Touring posait les bases de son cousin français, l’arrivée de Bottes changent totalement l’intérêt du jeu : As du volant, Increvable, Prioritaire et Camion-citerne permettent au joueur chanceux de prendre un avantage certain sur ses concurrents. Edmond Dujardin tient là une pépite et la commercialise dès 1954. En 1956, c’est la consécration pour les 1 000 bornes qui remportent le concours Lépine. Dujardin produisaitt jusqu’alors ses jeux dans son sous-sol mais le succès de son dernier bébé l’oblige à prendre un vrai local : une ancienne conserverie de poissons située juste à côté.
Le 1 000 Bornes devient mondial
L’Autoroute et l’Autostop sont aussi de la partie, mais c’est le 1 000 bornes qui devient la locomotive des Jeux Dujardin. En 1962, la reconnaissance est internationale puisque Parker, l’éditeur américain de Touring, achète la licence pour la distribuer aux Etats-Unis sous une forme inchangée, jusqu’à son titre en français. Le succès est là encore au rendez-vous, à tel point que Parker Brother retire du catalogue son propre jeu, Touring, désormais dépassé face à ce cousin so frenchy. Hélas, en 1964, Edmond Dujardin quitte ce monde en pleine gloire et laisse le soin à son épouse de continuer l’aventure des Jeux Dujardin. Cette dernière va s’acquitter de cette tâche avec un certain brio, au point de faire de la petite entreprise familiale un acteur majeur des jeux de société en France mais aussi à l’étranger, où le 1 000 bornes fait parfois jeu égal avec un mastodonte, le Monopoly.
Tenir la route coûte que coûte
En 1975, c’est son fils, Patrick Dujardin, qui reprend l’affaire avec des ambitions. La société déménage dans de nouveaux locaux à La Teste-de-Buch, et tente de se diversifier. Quelques erreurs de gestion, des investissements hasardeux, et la nouvelle concurrence des jeux électroniques en provenance du Japon semblent sonner la fin de partie pour les Jeux Dujardin, qui déposent le bilan en 1980 malgré le développement de jeux à circuits imprimés. Regain Galore, un autre producteur de jeux français, rachète l’affaire en 1981 et la recentre sur ses valeurs sûres, notamment le 1 000 bornes. Preuve de la forces du nom Dujardin, Regain Galore en reprend le nom à la fin des années 80. Bon an mal an, le jeu à succès continue son petit bonhomme de chemin, avec 200 000 exemplaires annuels en moyenne : une vraie poule aux œufs d’or qui ne laisse pas insensible les prédateurs potentiels.
De passage chez TF1
En 2007, TF1 Games, filiale du groupe TF1 spécialisée dans l’édition de jeux de sociétés dérivées des émissions de la première chaîne, rachète les Jeux Dujardin. A cette occasion, l’entreprise déménage à Cestas, en banlieue bordelaise. En 2009, la filiale rachète une autre légende des jeux de société, le Cochon qui Rit (primé au concours Lépine lui-aussi, mais en 1934). Cependant, le groupe de média décide en 2019 de se recentrer sur ses métiers principaux (notamment pour mieux fusionner avec le groupe M6) et se met en tête de vendre sa filiale Téléshopping mais aussi ses jeux de sociétés. En 2021, des discussions sont engagés avec le groupe hispano-néerlandais Jumbodiset (éditeur notamment de puzzles sous licence Nathan) pour une vente effective en 2022.
Malgré les changements de propriétaires et l’environnement peu propice à l’automobile, les 1 000 Bornes continuent à séduire les enfants par la simplicité de son concept et la force de sa marque : quel adulte aujourd’hui n’a pas déjà joué au célèbre jeu, lui conservant un fort capital sympathie, entraînant l’achat systématique pour « occuper les enfants » ?