Avec ses 40 ans d’âge, la Peugeot P4 aura marqué plusieurs générations de Français plus ou moins forcés de servir sous les drapeaux, tout comme la Jeep Willys et son dérivé Hotchkiss M201 en leur temps. Elle posera ses roues en Irak, au Liban,en Yougoslavie, en Côte d’Ivoire, en Afghanistan, en Centrafrique, au Mali, sur tous les continents et à toutes les sauces. Elle servira de première voiture à de nombreux appelés passés par Montlhéry pour obtenir le petit papier rose. Retour sur cet étonnant Véhicule Léger Tout Terrain aux origines germaniques devenu symbole de l’Armée Française.
Une Jeep à la française ?
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la France est équipée des Jeep Willys fournies par les USA. Pas moins de 22 000 exemplaires de cet extraordinaire engin entré en service en 1941 équipent l’Armée de Terre à la fin des années 50 mais elles sont bien rincées, éprouvées par la campagne d’Allemagne puis par la guerre d’Indochine. Dès 1949, Delahaye propose sa vision du Véhicule Léger Tout Terrain en forme de dernière chance, le VLR, remportant un premier contrat. Au même moment, Peugeot tente aussi le coup en développant la 203R VSP (voir encadré) sans plus de réussite. Entre la guerre d’Indochine d’un côté, puis la guerre d’Algérie, il devient urgent de remplacer la vénérable Jeep et plutôt que d’aller chercher midi à quatorze heure, l’Armée Française va opter par une solution simple et “presque” nationale : acquérir auprès de Hotchkiss des Jeep construites sous licence en France : la M201 MB. Pourquoi changer une équipe qui gagne ? Le concept de la Jeep est encore totalement pertinent et les 27 604 exemplaires produits entre 1955 et 1967 prendront la relève des Willys “made in USA” pour le plus grand bonheur des militaires qui aiment les solutions éprouvées.
Peugeot 203 RA, RB et VSP
Alors que Delahaye se lance en 1948 dans l’étude et la production de la VLR, Peugeot embraye et décide de tenter sa chance en 1949 en utilisant au maximum les pièces de la Peugeot 203 lancée en 1948. Le gain du contrat par Delahaye en 1950 freine les ardeurs de Peugeot dans le domaine militaire. L’entreprise verra une nouvelle fenêtre de tir s’ouvrir en 1953. Les difficultés rencontrées par le VLR permettent à Peugeot de revenir dans la course. L’entreprise revoit sa copie et présente en 1954 la 203 RB qui devient, avec la production de 12 prototypes, la 203 VSP. Malheureusement, l’appel d’offre lancé par l’Armée Française est remporté par Hotchkiss qui propose une solution sûre : une Willys tout juste revisitée du nom de M201 MB. Peugeot ne se lancera plus dans ce genre d’appel d’offre avant 1976, poussée par le gouvernement, et la future P4.
La génèse
Pourtant, les années 60 amènent une nouvelle réflexion sur le matériel dont doit disposer l’Armée. Tandis que la France se modernise à tout va, il lui faut adapter sa dotation aux nouveaux enjeux. Les guerres coloniales enfin terminées (et sans renoncer à un corps expéditionnaire), il faut se préparer à l’affrontement probable avec les forces du Pacte de Varsovie. On sait déjà que rivaliser homme pour homme, char pour char ou avion pour avion avec l’URSS et ses satellites ne sera pas possible. Il faut compenser par la doctrine (on réfléchit à d’autres formes de combat, comme en témoigne “L’essai sur la non bataille” du colonel Guy Brossollet publié en 1972). Quoi qu’il en soit, il devient clair au milieu des années 60 qu’il faudra hausser le niveau technique des véhicules légers d’un cran, comme pour les autres matériels alors en plein renouvellement.
Dans un premier temps (à partir de 1966), on tente de lancer un projet européen commun avec l’Allemagne et l’Italie : l’Europa Jeep. Malgré les projets de deux groupements de constructeurs (Fiat, Man et Saviem-Renault d’un côté ; Lancia, Hotchkiss et Büssing de l’autre), le projet tombe à l’eau en 1972. Personne n’arrive à s’accorder sur le besoin réel. Il faut pourtant bien, en France, remplacer les Hotchkiss encore récentes mais techniquement anciennes. Pour pallier leur usure précoce, l’Armée Française fait l’achat en catastrophe auprès de Citroën de 7 064 Méhari. Il s’agit là d’un sparadrap, le temps de trouver une solution plus sérieuse.
Peugeot remporte la bataille.
L’Armée française lance donc un nouvel appel d’offres à la fin de l’année 1976 pour un VLTT notamment parachutable par un C160 Transall. Elle ne sollicite que les constructeurs nationaux, Renault, Peugeot et Citroën, pour un volume de 15 000 exemplaires seulement. Conscient qu’un si petit marché empêche le développement ex-nihilo d’un nouveau modèle, l’État autorise les coopérations avec des constructeurs étrangers, à condition d’un assemblage en France. Citroën propose le C44 sur la base du Volkswagen Iltis encore en gestation mais n’y croit pas vraiment : tout juste rachetée par Peugeot, la marque aux chevrons ne fait que de la figuration. De son côté, Renault joue la sécurité en s’alliant avec Fiat et en proposant le TRM 500 dérivé du Campagnola déjà en production depuis 1974. Peugeot parie sur l’Allemagne et Mercedes alors en plein développement d’un tout terrain destiné à l’armée Iranienne.
Renault TRM 500 et Citroën C44
Renault et Citroën participeront à l’appel d’offres de 1976. Pour Citroën, qui vient tout juste de passer définitivement sous le pavillon de Peugeot (la marque ne prend définitivement la majorité du capital qu’en 1976), les dés semblent pipés. Le projet monté avec Volkswagen pour un Iltis en plein développement (qui gagnera le marché allemand aux dépens du Mercedes G-Wagen) est simple comme celui de Peugeot : une caisse allemande, un moteur de CX, un logo Citroën et le nom C44. L’affaire sera vite pliée mais les protos trouveront une nouvelle jeunesse en courant au Paris Dakar. Chez Renault, on s’allie avec Fiat. le Campagnola existe depuis 1974, la voiture commence à être éprouvée, et on propose d’y rajouter un 4 cylindres de Renault 20 TS. Les deux concurrents resteront à quai, offrant à la P4 une place dans l’histoire, à défaut d’une grande rentabilité.
Chez Peugeot, contrairement à Renault, on opte pour un tout nouveau modèle dont le développement a déjà commencé à partir de 1972 pour répondre à la demande du Shah d’Iran : le G-Wagen (abréviation de Gelänwagen). A la baguette, on trouve Mercedes-Benz d’un côté, mais aussi le spécialiste de la transmission intégrale autrichien, Steyr-Puch. Le G doit aussi répondre au futur appel d’offre allemand pour un véhicule militaire léger : entre les contrats iranien, français et allemand, l’opération doit être particulièrement rentable. Chez Peugeot, le projet prend le nom de Prototype 4, qui deviendra rapidement P4. Une bourde si l’on y réfléchit bien tant ce nom fait penser à la catégorie Sigycop niveau 4 (présence actuelle et prolongée de troubles de la personnalité et de l’adaptation définitivement incompatible avec la poursuite du service militaire) permettant la réforme et la dispense d’obligations militaires. Cela n’empêchera pas le P4 d’être déclaré apte au service et de remporter l’appel d’offre. Certains n’hésitent pas à dire qu’on a privilégié la coopération franco-allemande face à une offre Renault/Fiat soi-disant favorite des militaires. La réalité est sans doute plus banale : la solution la plus moderne a été privilégiée, sachant qu’un véhicule de ce type doit tenir au moins 30 ans d’active !
La production du P4
Pour Peugeot (et pour l’État Français), il est cependant hors de question que ce projet ne soit qu’un simple “rebadging”. Carrosseries, châssis, train roulant et système de transmission intégrale sont produits à Graz, chez Steyr-Puch (ironie de l’histoire, la Peugeot RCZ y sera elle-aussi fabriquée dans les années 2010), mais l’assemblage final se fait à Sochaux, dans un premier temps (soudage, circuit électrique, cataphorèse). En outre, le moteur essence 4 cylindres 2 litres de 79 chevaux provient désormais de la Peugeot 504) tout comme l’Indenor diesel XD3 2.5 litres de 70,5 chevaux (deux gages de fiabilité). La boîte à 4 vitesses vient, elle, de la grande berline 604. De quoi apposer le blason du Lion sans rougir sur la calandre de ce tout-terrain !
La production commence en 1981. Au bout de 1 300 exemplaires produits, la version essence est stoppée tandis que l’Indenor gagne quelques chevaux (pour passer à 76). En 1985, la production est transférée à Marolles en Hurepoix, au sein de l’usine de la filiale militaire de PSA, Panhard (7 500 exemplaires produits à Sochaux, 6 000 à Marolles). Le contrat n’ira pas au-delà des 13 500, l’Armée Française réduisant le volume initialement prévu à 15 000 exemplaires suite à la chute du mur de Berlin. Les derniers exemplaires seront produits en 1992. A partir de cette date, les ateliers de Saumur vont remotoriser les versions essence avec des Diesel bien plus adaptés.
P4 Aspic / Vipair
A la fin des années 80, 24 exemplaires de la Peugeot P4 en châssis long et renforcé doté d’un système d’armes anti-aérien avaient été produits à destination de l’armée de l’Air, portant le nom d’ASPIC. En 2016, il fut décidé de transformer 19 exemplaires chez Panhard / Arquus. Dénommé VIPAIR, le nouveau P4 bénéficie d’une remise à niveau, d’une modernisation et de la transformation du plateau en une plate-forme multi-usage. Le dernier exemplaire sera livré à l’Armée de l’Air en 2020. Les 5 derniers Aspic sont désormais gardés en réserve.
Peugeot P4P
A partir de 1992, l’ONU autorise le déploiement de Casques Bleus en Bosnie-Herzégovine. Les détachements Français y vont, évidemment, avec leurs P4 mais la situation s’avère compliquée pour ces VLTT peu protégés des snipers ou des mines. L’Armée Française demande alors à Panhard de réfléchir à un kit de blindage supplémentaire. L’entreprise présente alors le P4P en mars 1995, au profil carrossé et blindé. Elle modifiera 80 exemplaires qu’on verra en Yougoslavie mais aussi au Liban.
La version civile
Contrairement à ce qui se dit parfois, Peugeot n’a jamais eu beaucoup d’ambition pour une déclinaison civile. Du point de vue militaire, la marque française est déjà limitée aux pays africains dotés d’un accord militaire avec la France. Du point de vue civil, c’est pire encore : seul le marché français est autorisé pour ne pas faire de l’ombre au Mercedes G. Il serait pourtant dommage de se priver d’un marché certes petit mais malgré tout porteur d’image. Avenue de la Grande Armée, on est bien conscient du problème et plutôt que de s’emballer, on décide de ne pas s’embarrasser d’une chaîne de production complexe à Marolles en Hurepoix qui vient de récupérer la tâche d’assembler les P4 pour quelques exemplaires civils. Peugeot va donc s’adresser à une jeune entreprise d’Exincourt, proche de Sochaux, pour sous-traiter ses P4 civils. FAM (Française d’Automatisme et de Manutention) est jusqu’alors spécialisée dans la fabrication d’éléments de chariots élévateurs, mais les fondateurs, passionnés d’automobile, vont convaincre leurs voisins de Sochaux de leur confier la transformation et l’adaptation des P4 pour une utilisation civile.
Le contrat initial montre bien le peu d’ambition de Peugeot : on confie la fabrication de 200 exemplaires à FAM devenue entre-temps Française d’Assemblage et de Mécanique. La commercialisation commence début 1986. Le P4 est alors disponible en deux longueurs de châssis et une seule mécanique (le 2.5 diesel Indenor de 76 chevaux). Le passage par un sous-traitant contribue à faire grimper le tarif à 190 950 F (court) et 196 900 F (long). Le Mercedes 240 GD est proposé de son côté à 186 500 F : autant dire qu’il faut être patriote pour s’offrir un P4. FAM proposera plus tard le 2.5 Turbo Diesel de 110 chevaux et tentera même de séduire en fin de carrière une clientèle élitiste avec un V6 PRV 12 soupapes (ZPJ) de 170 chevaux (entre 10 et 30 exemplaires selon les sources). Il semble qu’aucun nouveau contrat ne sera signé avec FAM, laissant penser qu’à peine 200 exemplaires auront été produits dans le Doubs entre 1986 et 1992. FAM produira aussi les P4 V6 d’assistance du Paris-Dakar.
Peugeot P4 V6 Paris Dakar
A partir de 1987, Peugeot fait transformer par PTS (Peugeot Talbot Sport) et FAM des P4 civiles en bêtes de course du Paris-Dakar. Enfin pas tout à fait puisqu’il s’agit avant tout de véhicules d’assistance. Pour cela, ces P4 un peu spéciales (une dizaine d’exemplaires au maximum) seront dotées du V6 PRV de l’époque issu de la Peugeot 505 V6. Il s’agit là des PRV ZN3J de 2.8 litres et 170 chevaux (contrairement aux versions civiles qui suivront). Ces P4 serviront vaillamment la Peugeot 405 T16 puis la Citroën ZX Rallye-Raid.
Une 605 pas ordinaire
Philippe Bertin est le patron d’une société d’ambulances dans le Doubs et s’avère passionné de bagnoles. Après quelques Paris-Dakar en Nissan Patrol puis en Peugeot P4, il décide de se lancer un étrange défi : rallier la capitale sénégalaise en Peugeot 605 SV24. Vous l’imaginez bien, il ne s’agit pas d’une 605 ordinaire. Si le moteur (un PRV 24 soupapes de 3 litres et 200 chevaux) ainsi que la carrosserie viennent bien de la grande berline sochalienne, le châssis et la transmission intégrale proviennent, quant à eux, de notre fameux P4. La voiture fera plusieurs apparitions sans jamais réussir à percer (ni même à gagner Dakar).
Le site de la SARL Bertin
La fin de carrière
A partir des années 90, la dotation de l’Armée est terminée. Les exemplaires essence du début sont tous transformés en Diesel et quelques améliorations sont effectuées pour répondre aux nouvelles contraintes (voir plus haut le P4P). Cependant, cette décennie permet de comprendre que l’époque d’un seul VLTT (Véhicule Léger Tout Terrain) n’est plus la réponse aux réalités du terrain, semé désormais d’IED ou d’embuscades. Dès le début des années 2000, le constat est dressé : le P4 aura plusieurs successeurs en fonction des besoins. Panhard se voit confier le développement et la production du PVP (Petit Véhicule Protégé), un engin qui, comme son nom l’indique, joue la carte de la protection. Parallèlement, des Land Rover Defender viennent prendre le relais sur des missions spécifiques. En 2016, alors que les P4 ne sont plus que 2 500 dans l’ordre de bataille, on commande 1 000 exemplaires du Ford Ranger militarisé par ACMAT à Saint Nazaire pour les missions de liaisons. Mi-2017, environ 500 exemplaires du Technamm Masstech T4 (sur base Toyota Land Cruiser) viennent compléter la dotation. En 2018, les premiers ACMAT VT4 (4 380 exemplaires commandés pour l’ensemble des armées), des Ford Everest militarisés à Saint Nazaire, commencent à prendre la relève. L’heure de la réforme a sonné pour le P4 dont quelques exemplaires restent encore en service à l’heure actuelle.
Panhard VPS pour les Forces Spéciales du COS
Entre 2005 et 2008, Panhard produira un “faux” P4. À la demande du COS (Commandement des Opérations Spéciales), l’entreprise développe sur la base d’un Classe G 270 CDI plus moderne (5 cylindres Diesel de 2.7 litres de cylindrée et 156 chevaux) le Véhicule de Patrouille Spéciale, aka VPS. Seuls 51 exemplaires seront délivrés pour les missions très spéciales de nos Forces (elles-aussi) Spéciales (1er RPIMA et 13ème RDP). L’ensemble des caisses (châssis, moteur et transmissions) étaient produites à Graz puis adaptées au cahier des charges à Marolles en Hurepoix.
En avoir ou pas ?
Aujourd’hui, trouver un exemplaire civil reste une gageure (même si l’on constate quelques transactions régulièrement, y compris de rares versions V6) mais il est tout à fait possible d’acheter auprès des spécialistes des P4 réformées et démilitarisées. La P4, bien que lourde à conduire (sans direction assistée, et manquant de puissance), peut-être l’opportunité d’un 4×4 rustique, peu onéreux (bien que très gourmand) et résolument décalé.
Pour aller plus loin :
Vous trouverez ici quelques annonces pour des P4 reconditionnés, et même des lots destinés uniquement aux professionnel et pour l’export : Europe Military.
3 commentaires
Les petites histoires dans l’Histoire…. Article fouillé et passionnant ! Merci !
Cher Don Luis Perenna,
Quel plaisir de vous relire (le rouge, même sans boîtier, reste de mise, tant mieux), ne serait-ce que pour enfin avoir de nouvelles nouvelles de nos anciennes, croisées dans la rue dans notre jeunesse, plus courantes, parfois plus rouillées aussi, moins équipées en cylindres, mais pas moins nobles et désirables que celles de Vladimir l’Aixois, au grand désespoir de son portefeuille.
Car d’ailleurs…
Nous avons tous croisé une Visa spécial bleu chiasse (pardon pour la dénomination de la couleur), une R12TS beige (façon crème Mont blanc Praliné), une 505GR blanche avec les sièges en tweed coupés dans le même tissu que le tailleur de ma grand mère, une Samba Sympa et ses enjoliveurs jaunes qui faisait rêver mon frère, une Kadett SR bicolore rouge/noir (je la voulais), une 2CV verte (il fallait se pincer en la voyant sur la route des vacances)…
Couleurs autrement plus joyeuses que les noires, gris mats et blancs nacrés pédants des bolides Aixois qui cachent sous leur puissance inutile et leur prix démoniaque un ennui faramineux comme leurs frais d’entretien.
Pour la petite histoire, j’ai fait mon service militaire à Epinal, quartier HAXO Golbey au 170e RI, où les véhicules étaient des P4, des GBC, des AMX10 ou encore des Méhari qui servaient d’auto école (les seules Méhari pour l’auto école, pas l’AMX10, quoique, à la réflexion, l’avantage d’un blindé est indéniable dans les créneaux approximatifs…).
Mes amitiés littéraires et automobilistiques à vos filles, Paule, Clémence et Coline
Merci pour ce super message…
Bonne lecture ici 😉
Amitiés
PCC