La présentation du nouveau SUV coupé de Renault, le Rafale, fait irrémédiablement penser au chasseur omnirôle de Dassault Aviation qui porte le même nom. La firme au losange ne fait pas mystère de l’inspiration aéronautique de son nouveau modèle, mais met en avant sa propre histoire, datant d’avant-guerre, et les avions Caudron-Renault. Une amusante histoire dans l’histoire avec quelques zones d’ombre qui méritait bien un article, pour mieux comprendre ce qui se cache derrière cette habile opération marketing conclue par une présence du constructeur au Salon du Bourget 2023.
Le 16 mai, un article des Echos révèle l’étonnement de Laurent Dassault (co-gérant d’Artcurial Développement), lors de l’assemblée générale de Dassault Aviation, concernant l’utilisation du nom Rafale par Renault. Eric Trappier, PDG de Dassault et sans doute fin diplomate, explique alors que Renault, via son ex-filiale Caudron, dispose de droits sur la marque et qu’il vaut mieux en rester là. Même discours chez Renault qui assure détenir les droits via Caudron. Une explication reprise en chœur dans d’autres médias (comme cet article de BFM) qui ne colle pourtant pas vraiment à notre petite enquête.
Les moteurs Renault Aviation
Dès la fin de la décennie 1900, Louis Renault sent qu’il existe un nouveau marché dans l’aviation. Il se lance donc dans la production de moteurs d’avions et présente en 1908 son premier V8 destiné à cette application. Dès 1909, il convainc des constructeurs comme Farman ou Bréguet de se fournir chez lui. Alors qu’une voiture coûte 5 000 francs au maximum, un moteur d’avion débute à ce prix, et culmine même à 17 000 francs pour ses V12 les plus puissants au début des années 1910. La guerre va emballer la machine et Renault va fournir de nombreux constructeurs (y compris étrangers) et produire près de 14 000 moteurs jusqu’en 1918. En 1917, la firme construit même une usine au Point du Jour pour produire des avions Dorant AR2 ou Bréguet XIV. La fin du conflit fragilise l’activité mais Renault n’abandonne pas : ses V4, V8 et V12 vont équiper de nombreux avions jusqu’en 1929 (11 000 moteurs produits entre 1920 et 1930). Avec la perte de Farman, son principal client, Renault se réoriente vers des moteurs plus petits, adaptés à la course et aux avions légers. Le rachat progressif de Caudron à partir de 1933 permet d’assurer des débouchés. L’activité est structurée en 1937 avec la création de la Société des Moteurs Renault Aviation (SMRA) qui sera nationalisée en 1946 (et intégrera la SNECMA).
Caudron ou Renault ?
Si Renault base une grande partie de sa communication sur cet héritage aéronautique (avec raison et brio), allant jusqu’à exposer son nouveau SUV à côté d’un Caudron-Renault C460 Rafale au Bourget, cette explication reste trop simple, surtout quand on connaît un peu l’histoire de Caudron et de la Société des Moteurs Renault Aviation (SMRA). Ces deux sociétés ont été nationalisées en 1946 intégrant la SNCAN (Nord Aviation) pour la première, et la SNECMA pour la seconde. Or si la marque Rafale appartenait à quelqu’un, c’était plus sûrement à Caudron qu’à Renault. D’autant qu’à l’époque des premiers Rafale de Caudron (1934 pour les C430 et C450), Renault n’est pas propriétaire de l’intégralité du capital. René Caudron détient encore 45 % de l’entreprise. Il sera peu à peu dilué par les augmentations de capital (notamment en janvier 1934) mais il faudra attendre encore quelques mois pour que Renault ne contrôle de l’ensemble des actions (1935). Il est fort probable que la marque Rafale, tout comme Typhon, Cyclone ou Simoun, appartenaient à l’époque à Caudron. Lors de la nationalisation de 1946, Renault n’a sans doute aucun droit sur la marque.
Les Caudron “Rafale”
Au début des années 30, la société Caudron est en difficulté. Louis Renault voit alors une opportunité pour s’assurer des débouchés pour ses moteurs. Caudron est alors spécialisé dans les avions légers, et dispose d’un vrai potentiel en compétition, voltige ou pour la formation. En 1933, Renault avance masqué, en rachetant 55 % des actions en son nom et via des hommes de paille. Dès 1934, une augmentation de capital permet de prendre pied plus encore dans l’entreprise, qui ne sera contrôlée totalement qu’en 1935. Les avions dénommés Rafale sont destinés à la compétition et à la voltige. Plusieurs modèles seront produits entre 1934 et 1937 : C430, C450, C460, C530, C560, C580, C581, C660, C680, C690. L’ensemble de ces avions appelés Rafale ont été produits à 33 exemplaires seulement. Le C450 est sans doute le plus célèbre puisqu’il atteint en 1934 les 455 km/h avec Hélène Boucher aux commandes. Pourtant, il ne sera produit qu’à un seul exemplaire. La majorité des “Rafale” furent des C460 (6 exemplaires), des C530 (8 exemplaires) et des C690 (6 exemplaires destinés à l’entraînement).
Petite incursion à l’INPI
On trouve à l’INPI un premier dépôt de marque verbale « Rafale » de la part du constructeur en 1956 : elle ne concerne alors que certains pays d’Europe, mais pas la France. Elle sera renouvelée à plusieurs reprises jusqu’en 2016. Cette marque verbale n’est déposée pour la France qu’en 1966, et renouvelée en 1976. Pas de trace d’un autre renouvellement jusqu’en mai 2022 (tiens tiens), où Renault dépose à nouveau la marque verbale et individuelle Rafale pour la locomotion terrestre (en 1990, Renault a aussi réservé ce nom pour des peintures, vernis et laques). Nulle trace de droits aéronautiques. En revanche, Dassault dispose bien de la marque pour l’aviation depuis 1986 (et dès lors régulièrement renouvelée). Ce que cette incursion à l’INPI nous indique, c’est tout d’abord qu’une marque ne peut être exclusive que si elle est réservée pour l’ensemble des domaines d’activité possibles. On remarque aussi que Renault songeait bien utiliser, depuis les années 50, le nom Rafale pour un potentiel modèle (les dépôts le prouvent) mais n’a jamais eu les droits aéronautiques depuis l’après-guerre, et détenus par Dassault de façon concomitante à la présentation de son prototype Rafale A en 1986.
Le Dassault Rafale
Qui a copié qui ? Si Caudron s’était fait le spécialiste des avions de vitesse portant des noms de vent (Cyclone, Simoun, Rafale, Typhon) dans les années 30, c’est Dassault qui, dans les années 50 reprendra le flambeau avec son chasseur Ouragan. Pourtant, l’entreprise de Saint Cloud abandonnera le filon pour des noms plus fantomatiques (Mystère, Mirage) avant d’y revenir en 1986 avec la présentation du Rafale A (inspiré des travaux effectués sur le Mirage 4000), démonstrateur de celui qui deviendra l’avion de combat de référence de l’Armée de l’Air française. Après des années de disette, le Rafale a remporté son premier succès export en 2015 en Egypte avec son standard F3. Depuis, l’avion français ne cesse de s’imposer malgré une forte concurrence du F35 américain : Qatar, Inde, Egypte à nouveau, Emirats Arabes Unis, Croatie, Grèce ou Indonésie. D’autres clients potentiels s’annoncent encore : l’Inde pourrait confirmer la commande de 26 Rafale Marine, tandis que l’Irak ou la Colombie sont pressentis pour s’équiper du chasseur français. Un succès dont Renault compte bien tirer profit, à son échelle.
Le précédent Caravelle
Ce n’est pas la première fois que Renault s’inspire d’un avion à succès dans des conditions presque similaires. En 1958, la Régie présente son petit cabriolet Floride mais ce nom semble peu adapté pour conquérir l’Amérique. La voiture prend alors celui de Caravelle au salon de New York 1959, et ce pour le marché américain uniquement. Il s’agit alors de profiter de l’immense succès que rencontre la Caravelle de Sud Aviation, lancée en 1955 et fleuron de la technologie française de l’époque. Là encore, la séparation des classes de marque permet à Renault d’utiliser un nom pourtant déjà bien installé dans le monde du transport. Bien joué. A partir de 1963, le nom Caravelle remplace celui de Floride y compris en Europe, et ce jusqu’en 1968 et la fin du modèle.
Alors, Renault usurpateur ?
Pas du tout : Renault a bien raison de jouer avec son histoire. Producteur de moteurs d’avions entre 1908 et 1946, précurseur du transport aérien avec Les Messageries aériennes (1919), la Compagnie des Grands Express Aériens (1919), Air Union (1925) et plus tard Air Bleu (créée en 1935 et qui deviendra la base d’Air France lors des nationalisations de 1936), propriétaire de Caudron de 1933 à 1946, le constructeur français est celui qui s’est sans doute le plus diversifié de tous (trains, métros MP55, poids lourds, armement, transport aérien, aéronautique, matériel agricole et parfois même moteurs marins avec Renault Marine).
Utiliser ce passé (quitte à exagérer ou à tordre un peu l’histoire pour coller aux objectifs marketing) est une excellente idée, permettant de faire vivre la marque et le produit alors que le marché tend à rendre les modèles toujours plus proches les uns des autres (d’autant que le Rafale a un petit côté 3008). On reconnaît ici la patte du directeur du Marketing Monde, Arnaud Belloni, qui sait tirer profit de la moindre opportunité : la preuve, des répliques de C450 Caudron sont disponibles à la vente sur la boutique Renault.
Renault Rafale
Le Rafale que présente Renault en 2023 est un SUV coupé de 4,71 mètres, dérivé du récent Espace, lui-même dérivé de l’Austral (plate-forme CMF-CD). Cependant, il arbore un style plus moderne signé Gilles Vidal. En résulte une face avant rompant avec ses frères, plus acérée, et des airs de familles avec le Peugeot 408 lui aussi signé Vidal. Doté du système 4Control si cher à Renault (et particulièrement efficace pour rendre agile un véhicule qui semble lourd), le Rafale est mu par un 3 cylindres Turbo de 1.2 litres (130 ch) associé à deux moteurs électriques : l’ensemble développe alors 200 chevaux. Ultérieurement, Renault proposera une version 4 roues motrices de 300 chevaux, histoire d’aller titiller des concurrents plus prestigieux. On regrette cependant le manque d’inspiration aéronautique du véhicule malgré l’histoire qui nous est contée. Quelques clins d’oeil auraient été les bienvenus pour appuyer encore plus la légende.
Enfin, mettre en avant les exploits sportifs des Rafale de Caudron permet de rappeler ceux des célèbres pilotes Hélène Boucher, Adrienne Bolland et Maryse Bastié, mais aussi l’ingénieur Marcel Riffard, créateur des Caudron Rafale mais aussi de la Renault Viva Grand Sport (on le retrouvera après-guerre chez Panhard, mais cela, c’est une autre histoire). On a toujours raison de s’inspirer de son passé, quitte à simplifier l’histoire.
Découvrir la publicité du Renault Rafale mettant en scène le Caudron C450 :
Images : Renault France, Dassault Aviation et DR
Aller plus loin :
Pour tout savoir sur les moteurs d’aviation de Renault et sur l’aventure Caudron, je vous recommande la lecture de l’étude réalisée par Gérard Hartmann.