Ce titre, inspiré de celui d’un roman bien connu de Balzac, résume parfaitement la carrière de la Talbot Tagora, enfant non désiré d’un mariage arrangé qui fit de PSA un géant automobile aux pieds d’argile. Le groupe tenta tout de même le pari d’une grande berline Talbot, mais se retrouva vite sans moyens pour la soutenir et paya au prix fort un certain nombre d’erreurs, au point d’arrêter les frais au bout de 3 millésimes. Cependant, malgré une vie courte et mouvementée, la Tagora a laissé des traces dans l’imaginaire automobile et son histoire n’en est que plus intéressante encore.
Production (1980-1983) : 20 133 exemplaires dont 1 083 Tagora SX
Une genèse perturbée
Aux origines de la Tagora, on trouve le projet C9, lancé en 1976 par Chrysler Europe pour remplacer ses décevantes berlines 160, 180 et 2 litres, transparentes sur le marché et à l’image déjà floue, portant un pentastar seul au sein de la gamme Simca (elles se vendront à 275 000 exemplaires entre 1970 et 1980, un chiffre qui laisse rêveur malgré tout, avec le recul). Il s’agit alors de réaliser la synthèse d’une grande routière européenne et moderne. La technique est étudiée à Poissy, chez Simca, tandis que le design est exploré au centre de design de Whitley, chez Rootes, par l’américain Arthur Blakeslee. Le style, élancé mais carré, préfigure déjà ce que sera la berline que nous connaissons. Elle porte d’ailleurs les logos et le nom Chrysler sur certaines photos ou prototypes. A Poissy, on imagine une propulsion à moteur avant dotée d’une boîte de vitesses de type Transaxle offrant une excellente répartition des masses. Sous le capot, on prévoit bien entendu un 4 cylindres maison (le fameux 2 litres remis au goût du jour et réalésé) mais on cherche aussi un plus gros moteur. Des tests seront réalisés avec un L4 Mitsubishi 2 555 cc (entre 131 et 137 ch) que Chrysler s’apprêtait à mettre dans ses K-Cars, mais les résultats seront décevants. On réfléchit alors à un autre moteur sur étagère, le PRV mis au point et fabriqué par Peugeot, Renault et Volvo, sans avoir le temps de concrétiser.
En effet, la situation financière catastrophique de Chrysler l’oblige à se séparer de ses filiales européennes (Simca en France, Rootes en Grande Bretagne et Barreiros en Espagne) pour tenter de se renflouer. Poussé par l’État français et sans doute un peu euphorique du rachat réussi de Citroën, PSA annonce à l’été 1978 la reprise de Chrysler Europe, devenant de facto le numéro 1 du marché européen. Dans la corbeille de la mariée, Peugeot trouve le projet C9 pourtant bien avancé. Il a lui-même dans sa gamme une 604 plutôt récente (1975) et dans ses cartons une 505 (projet E30) proche du lancement, deux voitures qui concurrencent directement la C9. Contre toute attente, Peugeot va valider le projet avec l’ambition de créer une nouvelle marque sur les cendres de Simca-Chrysler-Rootes : Talbot, dont la future Tagora devra être le porte-étendard. Cependant, Peugeot va alors faire du Peugeot en tentant de réduire les coûts et de reproduire une recette qui lui avait plutôt bien réussi jusqu’alors : faire évoluer plutôt qu’être en rupture. Adieu la boîte transaxle pourtant si séduisante, et bienvenue aux trains roulants et éléments mécanique en provenance de la 505 ou de la 604. Le 4 cylindres Chrysler est conservé en entrée de gamme essence dans sa version 2 155 cc (115 chevaux) mais on prévoit aussi une version Turbo Diesel d’origine Peugeot (2 304 cc et 80 chevaux). Enfin, on offre à la Tagora l’exclusivité d’une nouvelle version du V6 PRV (2 664 cc) dotée de deux carburateurs Weber triple corps et développant 165 chevaux. La présence de ce V6 au catalogue n’est pas anodine : elle est la preuve des ambitions de Peugeot pour Talbot et d’un positionnement qu’on voulait sans doute sportif au sein du groupe.
Des ambitions vite oubliées
La Tagora est présentée au salon de Paris en octobre 1980. Entre temps, les choses ont changé : la 505 est déjà dans les concessions depuis plus d’un an, et la 604 souffre de la crise pétrolière de 1979 (ses ventes ont diminué de moitié en 1980). PSA souffre financièrement mais maintient son programme. La version présentée à Paris dispose d’une finition SX, le top du top de la Tagora, mais le V6 n’est pas encore tout à fait prêt : elle sera la seule Tagora SX jamais produite avec un 4 cylindres (une voiture qui existe encore aujourd’hui). Si le public admire ses lignes résolument modernes, la Tagora arrive plutôt à contre-temps et le succès n’est qu’en demi-teinte. En mars 1981, les essais presse au Maroc laissent de marbre des journalistes saluant ses qualités sans pour autant crier au génie. La commercialisation commence en février uniquement en 4 cylindres essences et deux finitions, GL (4 vitesses) et GLS. Cependant, la clientèle attend surtout la version DT plus adaptée à cette période post-crise pétrolière ou la version SX plus flatteuse. Ces deux versions apparaissent en mai 1981 et permettent à Talbot d’afficher une gamme relativement cohérente.
Talbot Tagora Présidence
En mai 1981 justement, Talbot présente aussi un concept basé sur la Tagora nommé Présidence. Si la carrosserie ou la motorisation (V6) ne changent pas, elle bénéficie d’une peinture spécifique (noir à liseré doré) siglée Présidence et de jantes spécifiques. C’est essentiellement à l’intérieur que tout change et montre le positionnement compliqué que veut PSA pour la Tagora : sportive avec son puissant V6, mais statutaire et moderne, dédiée aux hommes d’affaires pressés. La Présidence s’équipe ainsi d’une d’une télévision couleur et d’un magnétoscope, d’une chaîne hifi Panasonic 4×25 watts, d’un téléphone, d’un télétexte et même d’un dictaphone. Cette voiture ne sera cependant jamais produite en série et l’unique modèle est aujourd’hui propriété de la CAAPY à Poissy.
Descente aux enfers
Si l’année 1981 s’est révélée plutôt correcte avec 15 687 exemplaires produits (contre 7 235 Peugeot 604, soit deux fois moins que la Tagora), les choses ne vont pas durer longtemps. Dès 1982, les ventes plongent de façon spectaculaire avec seulement 2 624 unités ! Il faut dire que la SX est particulièrement chère (même si le prix redevient plus raisonnable pour le millésime 1983, passant de presque 100 000 F à 91 600 F) et vorace, sans offrir une qualité équivalente à la clientèle allemande. La GL, dotée d’un équipement indigent et d’une boîte 4 vitesses mal adaptée au contexte, est abandonnée rapidement faute de ventes. La GLS pourrait être un bon compromis mais son son 4 cylindres n’est pas beaucoup plus sobre que le PRV lui aussi très glouton. Quant à 1983, c’est la Bérézina, avec 1 320 véhicules. De toute façon, PSA savait depuis le début de l’année qu’il fallait arrêter la Tagora, préférant faire durer la 604 pourtant plus ancienne (et elle aussi en difficulté commerciale).
Talbot Tagora Production Dinin Danielson
En 1982, l’écurie Dinin décide de jouer la carte de la Tagora en championnat de France Production. C’est Danielson qui va s’occuper de transformer la placide berline en bête des circuits. C’est le 2.2 Chrysler qui est choisi pour la première mouture de la voiture. La préparation moteur permet d’en tirer 210 chevaux tandis que la Tagora est allégée pour ne peser que 920 kg après sa cure. Pour la piloter, on fait appel à Jean-Pierre Beltoise tout de même, mais les résultats seront décevants. Pour la saison 1983, c’est le V6 qui prend place sous le capot, lui aussi préparé par Danielson pour atteindre 275 chevaux. La voiture obtiendra une victoire à Montlhéry mais ne fera pas d’étincelle, quittant le plateau en 1985.
Les raisons d’un échec
On l’a vu, la Tagora fut un énorme échec. Il faut dire que la situation au moment de son lancement n’était plus idéale. La crise pétrolière avait considérablement restreint le marché des grandes routières un peu haut de gamme et rendu plus rude la concurrence avec les allemandes à la finition autrement supérieure. Mais au-delà de la concurrence étrangère, il y avait au sein du groupe PSA un trop grand nombre de voitures visant les mêmes marchés ou presque, avec la CX encore vaillante chez Citroën, la 505 tout juste sortie en 1979 et la 604 que Peugeot ne voulait pas sacrifier malgré sa baisse de régime. Quatre modèles aux cibles équivalentes qui ne pouvaient que se cannibaliser et compter sur un couple Renault 20 et 30 toujours présent pour augmenter la pression. Mais au-delà de cela, la Tagora joua de malchance : les grèves à répétitions à Poissy entachèrent sa réputation (et sa fiabilité aussi) et firent craindre le pire à une clientèle conservatrice. La fusion des réseaux Simca et Peugeot au moment du passage à la marque Talbot fut aussi une grave erreur, faisant fuir de nombreux concessionnaires vers la concurrence (allemande ou japonaise). Quant aux concessions Peugeot, elles n’étaient pas vraiment enthousiastes à vendre la gamme Talbot en général et la Tagora en particulier malgré les efforts de PSA pour soutenir sa nouvelle marque (Formule 1 par exemple). Lorsque la décision est prise, fin 1982, d’arrêter la Tagora, le groupe a d’autres chats à fouetter : une BX cruciale tout juste lancée, et une 205 qui porte tous les espoirs de retournement de situation en approche pour l’année 1983 : la Tagora était condamnée, tout comme Talbot quelques années plus tard (1986 en France).
Tagora restylée chez Peugeot
Il semble qu’un temps, Peugeot se soit posé la question d’une utilisation de la Tagora sous sa propre marque au point de réaliser une maquette creuse au faciès modifié et portant un lion sur la calandre. Cette proposition fut rapidement rejetée : quelle place pour une telle voiture dans la gamme ? Sûrement pas celle de la 505 trop récente mais plus probablement celle de la 604 sans pour autant apporter beaucoup plus. Même le V6 165 perdait de son intérêt face au nouveau PRV à injection de 155 chevaux (qui prendra place dans la 604 GTI en 1984). Heuliez proposa aussi un restylage de la Tagora façon Peugeot qui sera lui aussi refusé : l’affaire était pliée.
Aller plus loin :
Un excellent site sur Talbot et la Tagora.
Un article très intéressant sur la Tagora Production.
Photos : PSA / Car Design Archive / Hooniverse / DR
Un commentaire
Avec un nom pareil, voilà qui ne pouvait être que de mauvaise augure. Monsieur Littré dit qu’en Poitou, le « talbot » c’est une entrave de bois que l’on accrochait au cou des chiens pour les empêcher de s’échapper, à l’instar des triangles de bois au cou des chèvres. Bref, Simca/Chrysler fut attachée au piquet comme la chèvre de Monsieur Seguin jusqu’au passage fatal du loup. Et dire que PSA fondue dans Stellantis s’échine à inventer une marque nouvelle depuis une quinzaine d’années en reprenant un objet déjà célébré au temps de sa production, jusques y compris par les intellectuels, transformé en emblème et désignation sociale, DS. Image de marque et marque d’image comme dirait je ne sais plus quel auteur des arts appliqués. L’intellectuel en question, c’était Roland Barthes se penchant sur la DS 19 dans Mythologie, c’en est aujourd’hui un poncif. Tout ce détour pour continuer la conversation avec Arsène Lupin sur les disparues Simca/Chrysler/Talbot. Finis les noms poétiques typés années 30 à 50 quand l’industrie automobile dénommait ses modèles de noms de provinces, villes et châteaux. Simca était passé à une nomenclature de type minéralogique jusqu’à l’Horizon histoire de se donner des chances d’avenir, une perspective. Las, tout finissait en « A ». Alors « Solara », bon c’est facile, lointaine descendance nominale des Simca Plein Ciel et Océane façon la chanson de François Deguelt (« Le ciel, le soleil et la mer », 1965), mais Tagora, il fallait oser. Cela signifie « extensible » parait-il en maori, à moins qu’un Gaffiot n’aie traîné dans les bureaux d’études, c’était une ville numide. Mais, il faut l’écrire Thagora, site antique de l’algérienne Taoura. Qui l’eut cru ? Alors, la Tagora, une voiture patricienne pour une marque entravée ? Le sujet est très documenté, ici évidemment et ailleurs. Mais, je me souviens de ces années 80 à la mitan desquelles parut la Volvo 740/760 (1984).Tout compte fait, à bien y regarder et seulement visuellement, elle était bien dans le coup cette Talbot Tagora. Encore faudrait-il comparer, presse d’époque à l’appui, les deux automobiles pour jauger leurs prestations respectives à l’aune du comparatisme. Le PRV fait le lien. L’a-t-on comparée aussi avec la fluide Audi 100 C3 de 1982 ? On l’a trop faite Vedette/Ariane, R20/R30, Consul/Granada, même caisse, mais des mécaniques et des finitions échelonnées. Ce n’était pas si mal cette grande voiture statutaire et soignée selon les critères de l’époque. Mais avec un nom pareil, Talbot, c’est La Légende des siècles (automobile), « l’œil était dans la tombe… ». On ressort des tiroirs un nom triplement connoté, le prestige et la compétition, mais aussi l’entrave. Et Talbot sans Antonio Lago n’est pas Talbot.