La libération de 1944 a beau provoquer la liesse chez nos concitoyens, il faut bien l’admettre : la reconstruction sera longue, particulièrement dans l’industrie automobile dont les usines ont largement souffert des pillages ou des bombardements, tandis que les trésoreries sont exsangues. Pour Citroën cependant, si les bâtiments sont touchés, le produit, lui, est encore parfaitement au goût du jour : avec la Traction, la marque dispose d’une voiture dans le coup et qui répond, en outre (hasard ou coïncidence ?), parfaitement au Plan Pons initié dès 1945. Si le modèle a déjà dix ans au compteur, sa modernité originelle en fait une réponse parfaitement adaptée aux besoins, lui offrant 12 années de carrière en plus.
Production (1934-1957) : 758 048 exemplaires
Production Après-guerre (1945-1957) : 465 659 exemplaires
Dont : 45 255 Traction 15 et 420 404 Traction 11
Une voiture toujours d’actualité
Si la production de la Traction s’est interrompue en 1941, elle n’en reste pas moins un modèle iconique. Avant-gardiste en 1934, elle reste moderne en 1945 et l’outil industriel, toujours en état, permet une reprise de la production rapide. Chez Citroën, on ne met pas la charrue avant les bœufs et l’objectif est clair : reprendre position le plus vite possible en attendant une meilleure conjoncture pour lancer un nouveau modèle. Pour l’heure, on se contente de l’existant, qui a fait ses preuves et qui fait encore rêver de nombreux français n’ayant pas encore accès à l’automobile. Entre sa version haut de gamme 15-Six (ou 15-6, suivant les humeurs) et la plus populaire 11 déclinée en 11 BL (normale) ou 11L (légère), il y a de quoi voir venir et satisfaire une large clientèle. La 7 est en revanche abandonnée, le Plan Pons cantonnant Citroën aux voitures de plus de 10 CV. En face, les Juvaquatre (Renault), Simca 8 et 202 (Peugeot) plus petites et moins modernes ne peuvent rivaliser.
Relancer la production et se refaire une santé
A cette époque, Citroën se retrouve sans réelle concurrence : Renault et Panhard doivent se contenter des 4 CV et moins, Peugeot et Simca des 6 à 8 CV, tandis que les vieilles gloires d’avant-guerre (Delage, Bugatti, Delahaye, Hotchkiss) ou Talbot sont laissés à l’abandon, devant se contenter d’éventuelles exportations et de maigres ventes nationales, avec des produits obsolètes. Cette situation arrange bien les chevrons : elle lui laisse le temps de fourbir ses armes et de peaufiner sa TPV (qui deviendra la 2CV, au mépris du Plan Pons justement), et de travailler d’arrache pied pour, dix ans plus tard, créer une rupture technologique avec la DS. En attendant, la Traction fait le job et permet à la marque de retrouver des couleurs plus rapidement que ses concurrents obligés d’investir sur de nouveaux modèles : Dyna X pour Panhard, 4CV pour Renault, 203 pour Peugeot ou Vedette pour Ford SAF. Ces quelques années de répit seront salutaires pour les hommes de Javel.
Un modèle en phase avec les attentes
Dès 1945, la production reprend avec la 11 Légère mais les pénuries d’acier (et le manque de clientèle) empêchent un vrai redémarrage : seules 3 566 voitures sont produites cette année-là. Le vrai démarrage viendra plutôt en 1946. Le 36ème salon de Paris est l’occasion de présenter une nouvelle gamme. Elle commence par la 11 Légères (dite 11 BL) à l’empattement court de 291 cm, dotée du 4 cylindres 1 911 cc de 56 chevaux. La 11 Normale (B) est identique mais plus logeable, avec un empattement de 309 cm (et une longueur de 4,65 mètres contre 4,45 mètres à la 11 BL). Elle est cependant équipée du même moteur et coûte presque 30 000 francs de plus (241 500 F contre 215 800 F). Enfin, la 15-Six D vient compléter la l’offre avec un 6 cylindres en ligne de 2 867 cc et 77 chevaux. Plus longue et plus statutaire (empattement de 309 cm mais longueur de 4,76 mètres), elle se paie au prix fort : 330 200 francs ! L’année 1946 n’est qu’une mise en bouche : avec 202 15-Six D et et 10 932 Traction 11, on est encore loin des chiffres d’avant-guerre, mais c’est un début, d’autant que ces modèles déjà amortis permettent de faire un peu de marge là où la concurrence doit investir massivement.
En 1947, la 15 évolue et devient 15-Six G : les performances ne changent pas mais le sens de rotation du moteur, lui, s’inverse (D pour Droite, G pour Gauche). Il reçoit par ailleurs une nouvelle culasse, un nouveau carburateur, et une boîte de vitesses modifiée (3 rapports). Les ventes restent modestes pour cette grande berline plutôt chère (49 D et 69 G seulement) mais la 11, elle, prend son envol : 21 045 exemplaires, en majorité des Légères BL. Les ventes progressent encore en 1948 (2 731 6 cylindres, et 27 516 4 cylindres) mais se voient renforcées d’une nouveauté antinomique : la 2CV présentée en octobre. Enfin, Citroën va pouvoir concilier volume avec sa nouvelle petite voiture et marge avec sa fidèle Traction !
Une carrière sans danger
Dès lors, la vie de la Traction va être une sorte de long fleuve tranquille jusqu’à ce que la DS soit présentée en 1955. En 1950, les ventes atteignent 58 567 exemplaires (dont 10 320 15-Six), puis progressent à 63 571 unités en 1951 (dont 12 387 15-Six) pour atteindre leur apogée en 1952 avec le chiffre records de 67 407 voitures produites (la 15-6 G perd du terrain, avec seulement 8 651 modèles sortis d’usine). A l’aube de fêter ses 15 ans, la Traction est encore là, jusqu’à en dégoûter Renault et sa Frégate lancée en 1950 et qui peine à atteindre de tels scores malgré l’attrait de la nouveauté. Pendant ce temps-là, les 11 ont gagné régulièrement en puissance (jusqu’à atteindre 60 chevaux en 1954 en devenant 11 D (Normale) et 11 DL (Légère). En 1953, les 11 comme les 15 sont désormais disponibles en version familiale permettant l’emport de 8 personnes (chauffeur compris) : une configuration qui existait avant-guerre et qui redevenait pertinente avec le baby-boom.
Le début de la fin
En 1954, l’heure de la retraite approche pour la Traction et ses 15 ans d’âge. Les ventes se tassent (passées de 66 718 l’année précédente à seulement 52 426). Les 11 tiennent encore le pavé, mais la 15 perd du terrain malgré l’introduction d’une intéressante 15-Six H (voir encadré). Pour 1955, l’arrivée prochaine de la DS (présentée en fin d’année au Salon de Paris) et la concurrence de la nouvelle 403 n’altèrent qu’à moitié les ventes (45 160) mais l’année suivante, l’effet nouveauté est radical : la production chute de moitié et devient anecdotique en 1957 avant de quitter le bal (4 552). L’arrivée fin 1956 de la Citroën ID, plus simple que la DS et plus proche de la Traction 11, aura accéléré le mouvement.
Citroën 15-6 H (1954-1957) : 3 079 exemplaires
La 15-Six H est un OVNI dans le paysage français de l’époque : cette voiture de vingt ans d’âge s’offrait une technologie jusqu’alors inconnue, la suspension oléo-pneumatique. Si son moteur reste l’increvable L6 de 2,9 litres et développant désormais 80 chevaux, elle récupère à l’arrière une suspension inédite, prémisse de celle de son héritière, la DS, prévue pour l’année suivante. Cette technologie complexe mêlant sphères et azote sous pression permet à la 15-Six de devenir une reine de la route malgré son âge canonique. Il s’agissait pour Citroën de tester le système à grande échelle pour son nouveau modèle, comptant sur la sympathie et l’abnégation de sa clientèle la plus fidèle (comme elle le fera plus tard avec la M35). Étant donné son prix et son son statut de quasi-prototype, elle restera confidentielle mais demeure aujourd’hui un collector. Franay (berline) et Chapron (cabriolet) en dériveront deux modèles à destination de la présidence de la République.
Une incroyable carrière
La carrière de la Traction exprime la réalité de ce qu’elle représentait : une voiture en avance sur son temps avant-guerre, totalement dans son époque dans l’immédiat après-guerre, et capable de résister dans les années 50. Peu de voitures ont pu jouer un rôle majeur à trois époques différentes, ciblant aussi bien les familles que les ministères, les bourgeois que les VRP et les avant-gardistes comme les conservateurs. Elle n’aura jamais été inquiétée tout au long de sa carrière, même pas par une Frégate censée plus moderne, mais pas assez puissante ni polyvalente. Conserver un pouvoir d’attraction jusqu’en 1957 malgré l’absence de ligne Ponton à la mode ou de moteurs moderne, c’était la force de la Traction, transmise ensuite à Citroën qui, pendant les 15 années suivantes, vivra sur un design à part, une technologie personnelle, et des moteurs tout juste digne du talent de l’entreprise.
Photos : Citroën, DR
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L’angle change, et c’est tant mieux. Des encyclopédies ont traité de la Traction et il y eut l’opus magnum d’Olivier de Serres, publié en 1984 chez EPA, Traction Avant. Le Grand Livre (399 p.). C’était à la fin de la première décennie de La Vie de l’Auto. La Traction était convoitée dans les ventes aux enchères comme celles tenues alors par Maître Saint-Gal, deux fois l’an, dans la cour du Collège Viète à Fontenay-le-Comte. La Traction avunculaire y passait des granges et remises aux mains de petits-neveux esthétisant leur début de vie d’automobilistes avec ces autos au levier de vitesses en queue de vache. Jean Sunny, saltimbanque de la cascade, en avait massacré dans ses tournées de campagne, et cette jeunesse post 68, biberonnée dès les années 50 à la goutte de lait de la modernité, sauvegardait ce qui pouvait encore l’être de ces 11 voire bien plus dispendieuses 15. En fin de compte, la vraie vie de la Traction revient au Plan Pons qui permit sa pérennisation au prix de son anachronisme visuel. C’est le paradoxe du Citroën de l’ère Michelin, avoir assis son image et son esprit de modernité technologique en capitalisant sur des valeurs d’avant-guerre déployées pendant l’ère de la Reconstruction, de 1944 à 1955. La Traction, patricienne urbaine et rurale, adossée à la 2CV de 1948, disposait d’une qualité technique permettant la prolongation durable, malgré son dessin vraiment d’avant-guerre, déjà hors-champ. Pendant qu’on roule en Traction, on modernise la France, on décolonise, on passe dans le deuxième Vingtième siècle. Françoise Giroud, qui roulait en Traction, fonde l’Express avec JJ Servan-Schreiber. C’est l’auto de la Quatrième République, des cours de ministères quand les 22 gouvernements changent. Tiens, 22 comme la mythologique 8 cylindres d’avant-guerre. Le paradoxe successoral réside dans la motorisation de la DS. Sa technologie hydropneumatique, son dessin poétique font la rupture, quand le moteur 4 cylindres est issu de la 11 D, modifié une dizaine de fois. L’Ancien et le Nouveau Testament citroënien, Traction et DS. Mais, il se peut que la Traction soit vraiment sortie du champ de la connaissance collective de l’automobile. Voilà 50 ans déjà que l’on considérait les Traction jusqu’à les patrimonialiser. La vox populi fut émue en 1976 quand Claude Lelouch accidentait des Traction dans Le Bon et les Méchants avec Jacques Dutronc. Cinq années plus tard, Jean-Jacques Beineix équipait Richard Bohringer d’une 11 blanche dans Diva. On barouda en Traction, le Tracbar existe-t-il encore d’ailleurs, et on en vit même une au Paris-Dakar 1980 (n° 96) avec l’équipage Jean-Claude Avoyne-Bertrand Leclercq. L’exotisme mis en abîme. Une Traction dans le désert. Et il y a bien l’histoire de Georges Regembeau qui sublima la 15 Six en 1950 en multipliant sa puissance par deux et demi. Mais, c’est une autre histoire.
Comme toujours, j’adore ta prose Jean-Jacques… Tes commentaires font du bien et complètent à merveille des articles qui se veulent synthétiques et pour lesquels il manque parfois cette mise en abime culturelle et cette mise en perspective historique : oui la Traction d’avant-guerre montre l’avant-garde de Citroën de 1934 mais aussi son attentisme jusqu’en 1955 (la 2CV n’étant pas une révolution technologique) et la DS ne fut, si l’on y réfléchit, qu’une évolution recarrossée et mieux suspendue d’une Traction, reprenant son moteur et le faisant poussivement évoluer jusqu’à la fin et la DS 23 IE. Il y aura toujours des gens pour crier au scandale, mais Citroën aura toujours fait beaucoup avec peu, et le seul moment (après 1965 on va dire) où la marque aura eu de l’ambition (Maserati, le V6, le rotatives M35 puis GZ, la SM, la GS et la CX) conduira à sa perte 😉
Merci beaucoup Paul ! Et voilà, la conversation continue, le fil n’est pas rompu. Tous ces sujets, si vite offerts, renouvellent l’approche de la culture de l’automobile ancienne. L’on voit aussi que les périodes hautes, celles de l’automobile séculaire et bientôt d’un siècle et demi, Panhard & Levassor naquit en 1886 par exemple (il y a donc 138 ans), sont devenues des abstractions. Leurs objets automobiles n’ont jamais été vus en situation d’usage quotidien par les générations actuelles. Quand j’étais petit, dans les années 60, le mot tacot était en vogue et les huileries Huilor faisaient leur cadeau, comme Bonux, au moyen, d’un modèle de tacot à monter en plastique, au 1/43 ou une échelle approchante. On y apprenait le vocabulaire de la carrosserie hippomobile transposé à l’automobile, vis-à-vis, phaéton, que sais-je encore. Merci pour cette opportunité de livrer nos petites analyses, impressions, croyances, au risque de faire le pitre ou le cuistre. Continue à tirer le fil de ta pelote. On se régale.