Dans la seconde partie des années 50, Citroën fait le grand écart : il existe un trou béant entre sa petite 2CV, séduisant les classes populaires et rurales, les primo-accédants ou les épouses bourgeoise, et les DS et ID onéreuses, statutaires et technologiques. Pour combler ce gouffre, la marque va proposer une étonnante Ami 6 basée sur la 2CV et dont le style, signé Flaminio Bertoni, est très personnel. Plus puissante, plus habitable et plus cossue que sa petite soeur, l’Ami 6 va faire une très honnête carrière malgré une forte concurrence, surtout grâce à sa version break plus pratique et plus consensuelle.
Production (1961-1971) : 1 039 384 exemplaires
Dont : 483 986 berlines, 551 880 breaks et 3 518 Service/Entreprise
Lieux : Paris (75, Javel 1961-1963) Rennes-La-Janais (35, 1961-1971), Forest (Belgique, 1961-1969), Vigo (Espagne, Break 3CV et Dynam, 1967-1971)
Combler les trous de la gamme
Depuis 1948, la 2CV permet à Citroën de proposer une entrée de gamme accessible et pratique quand ses grandes Traction 11 et 15 restaient inaccessibles à la majorité de la clientèle. En présentant la DS en 1955 puis l’ID en 1956, le fossé devient encore plus grand entre la populaire Deuche et le haut de gamme onéreux et technologiquement avancé. La situation n’échappe pas à Pierre Bercot, patron de Citroën à l’époque. Ce dernier lance alors le programme AM (Automobile de Milieu de gamme) tout en imposant quelques contraintes. Ainsi, pour limiter les frais de développement ou de fabrication, il faut impérativement utiliser l’existant, à savoir la plate-forme de la 2CV, tout en offrant plus d’espace intérieur et un coffre de grand volume. Il faut en outre se passer de hayon, jugé trop utilitaire et inesthétique par le grand patron. La tâche s’avère plus compliquée qu’il n’y paraît.
Un style controversé
Flaminio Bertoni, à qui l’on doit le dessin des Traction, 2CV et DS/ID, se met donc au travail pour réaliser ce qui sera plus une Super 2CV qu’un véritable modèle de milieu de gamme. Ainsi, l’empattement reste le même, à 240 cm mais l’augmentation des porte-à-faux avant et arrière permet d’obtenir 17 cm de plus en longueur. Pour respecter le cahier des charges, c’est-à-dire la réalisation d’une berline tricorps, Bertoni va ruser tout en donnant une personnalité forte à la voiture : un pare-brise arrière inversé donnant l’impression d’espace intérieur tout en ménageant une malle arrière de contenance respectable. Le style général est lui aussi original, fait de rondeurs molles contrastant avec l’astucieuse arête. La proposition sera validée malgré les doutes : elle ne ressemble ni à la 2CV, ni à la DS, et peut choquer les plus conservateurs.
Une 2CV en plus grand, et plus puissant
Techniquement, l’Ami 6 s’équipe elle-aussi d’un bicylindre. Mais pour compenser la prise de poids, ce dernier va évoluer grâce sous la direction de l’ingénieur Walter Becchia. La cylindrée passe des 425 cc initiaux à 602 cc (3 CV), restant de peu sous la barre des 610 cc fatidiques (4 CV). Grâce à cela, la puissance augmente sensiblement : 22 chevaux SAE contre 12 à la 2CV. La voiture peut ainsi atteindre les 105 km/h ce qui n’est pas ridicule en comparaison d’une Renault Dauphine (115 km/h). A l’intérieur, les sièges sont particulièrement confortables en comparaison de ceux de la Deuche, et le tableau de bord s’inspire des DS et ID, mais l’équipement reste pauvre. Les suspensions sont du même type que celles de la 2CV, contribuant elles-aussi à un niveau de confort très Citroën. Pierre Bercot et ses équipes croient en l’avenir de cette voiture à tel point qu’une nouvelle usine lui est dédiée à Rennes, en Bretagne (voir encadré).
L’usine de Rennes-La-Janais
Alors que le projet d’automobile de milieu de gamme commence à prendre forme dans les bureaux d’études, un problème se pose aux stratèges de la marque : où produire la voiture ? En effet, les usines de Levallois ou Javel sont pleines, à tel point que Panhard (dont Citroën possède 25 % des parts depuis 1955) produit pour la marque les 2CV Fourgonnettes dans son usine du 13ème arrondissement. Décision est prise d’investir dans un nouvel outil de production, et la Bretagne est choisie pour le coût modique des terrains et les salaires bas pratiqués alors dans la région. On achète des terres sur la commune de Chartres-de-Bretagne, en banlieue rennaise, dès 1958, et les travaux commencent en 1959. Près de 2 500 ouvriers travaillent sur le chantier pour ériger les ateliers de ferrage, montage peinture et emboutissage. Le 10 septembre, l’usine de Rennes-La-Janais (nom du lieu-dit sur la commune) n’est pas encore terminée que le Président de la République, Charles de Gaulle, vient inaugurer l’usine. Hasard ou coïncidence, Yvonne de Gaulle sera propriétaire quelque temps plus tard d’une belle Ami 6.
Jeu de mots et tarifs élevés
Reste le choix du nom. Pour cela, Citroën va tenter le clin d’œil en choisissant Ami 6. Il provient d’un mélange de phonétique (évoquant l’amici italien, doit-on y voir ici l’influence de Flaminio Bertoni), des origines du projet (A Mi, Automobile de Milieu de gamme) et d’une évocation de la cylindrée (6 pour 602 cc). Si le style fait de l’Ami 6 un véhicule à part dans la gamme, son nom l’intègre tout à fait dans la catégorie des jeux de mots initiée par la DS (déesse) ou l’ID (idée). La voiture enfin prête est présentée à la presse le 24 avril 1961 sur l’aérodrome de Vélizy-Villacoublay tandis que la production de série commence dans l’usine de Rennes-La-Janais après la fabrication de quelques centaines de pré-séries. Son prix est cependant jugé très élevé : 6 550 francs quand une 2CV commence à 4 840 francs.
Premiers temps difficiles
Entre un design audacieux mais clivant, une base technique de 2CV et un tarif excessif, les débuts de l’Ami 6 sont en dessous des espérances de la direction de Citroën : 19 010 exemplaires fabriqués en 1961, et 85 358 en 1962, première année pleine. Il faut noter aussi l’arrivée sur le marché de la Renault 4 en 1961, qui vient autant chasser sur ses terres (notamment en finition 4L ou 4 Super vendues entre 5 390 et 5 940 francs) que sur celles de la 2CV (R3 et R4), tout en proposant ce fameux hayon tant honni par Pierre Bercot et pourtant si pratique à l’usage. L’année 1963 voit les ventes se redresser un peu tandis (106 224 unités) que la puissance du bicylindre progresse un peu (25,5 chevaux DIN) mais il faut bien l’admettre : l’Ami 6 divise et n’arrive pas à conquérir une clientèle au delà de celle, traditionnelle, de Citroën. Il faut avoir la foi pour investir dans une telle voiture.
Citroën Ami 6 USA
A partir de juin 1963, Citroën imagine pouvoir séduire l’Amérique avec une Ami 6 Export adaptée aux normes du marché US. Elle reçoit ainsi une paire de doubles phares à l’avant ainsi que des pare-chocs spécifiques et la communication cible en particulier les femmes : l’Ami 6 doit devenir la deuxième voiture du foyer. L’Ami 6 Export est rapidement rejointe fin 1964 par l’Ami 6 Wagon (break) mais rien n’y fait : la voiture ne séduit pas, entre tarif excessif, réseau de distribution inexistant et design inadapté. Seuls 300 véhicules trouveront preneurs entre 1963 et 1967, date de l’arrêt de son importation.
Le Break sauve les meubles
Dès 1963, on réfléchit donc à rendre l’Ami 6 plus sexy et plus pratique et l’évidence s’impose : proposer une version Break disposant enfin d’une cinquième porte, au grand regret du big boss. Flaminio Bertoni commence à travailler sur la question mais meurt subitement d’une hépatite foudroyante en janvier 1964. C’est son assistant, Henri Dargent, qui réalisera les modifications stylistiques à sa place, aidé de Robert Opron qui prend la direction du style Citroën. Le nouveau break est présenté en septembre au Pré Catelan, et son profil plus consensuel séduit immédiatement l’assistance. Il permet d’envisager l’avenir de façon plus sereine à Javel d’une part, mais surtout à Rennes où l’usine peinait à être rentabilisée. En 1964, 110 733 berlines trouvent preneurs, tandis que 11 086 breaks sortent des chaînes en fin d’année.
Voiture la plus vendue de France en 1966
La voix de la raison se traduit immédiatement dans les chiffres de vente de l’année 1965. Malgré la sortie d’une très réussie Peugeot 204 directement concurrente et beaucoup plus moderne de conception, l’Ami 6 vend 110 493 breaks et 47 574 berlines. Cette position dominante du break est sans doute unique dans l’histoire de l’automobile et prouve que l’originalité stylistique de l’Ami 6 était le principal frein commercial. L’année 1966 est encore plus parlante puisque la voiture moyenne de Citroën devient la plus vendue en France. La production totale monte alors à 180 085 exemplaires (dont 43 763 berlines seulement), ce qui restera son record. Il aura fallu 5 années pour que l’Ami 6 trouve sa voie. Si les ventes baissent un peu en 1967, rien n’est dramatique et la voiture voit sa puissance augmenter à nouveau (28 chevaux SAE). Elle peut désormais prétendre à 114 km/h. La voiture entre dans sa période crépusculaire puisqu’un nouveau modèle est en préparation au-dessus (le projet G qui deviendra GS) et qu’elle-même s’apprête à de profondes modifications pour devenir Ami 8 et permettre de tenir une décennie supplémentaire.
Citroën Break 3CV et Dynam
En Espagne, Citroën Hispania ne distribue pour l’instant que la 2CV mais elle décide, fin 1966, d’élargir la gamme et de séduire une clientèle plus aisée en introduisant, dès 1967, l’Ami 6. Pour ne pas choquer, seule la version break sera produite dans l’usine de Vigo qui prend le nom de Break 3CV : en effet, la marque Ami existe déjà en Espagne sous la forme de biscuits secs. En 1969, en recevant la dernière évolution moteur, elle devient Dynam et reste produite au compte goutte grâce aux derniers CKD envoyés de France jusqu’en 1971. Elle est remplacée par la Citroën 8 (l’Ami 8) en version berline ou break.
L’Ami 8 prend la suite
Mais avant de devenir Ami 8, il faut tenir. En 1968, l’Ami 6 reçoit une nouvelle évolution mécanique faisant passer sa puissance à 35 chevaux SAE (123 km/h). Une version Break Service (3 portes, tôlée ou vitrée) vient renforcer la gamme pour une brève carrière. Chez Renault, le lancement de la R6 contribue à la baisse des ventes. En 1969, l’heure de la retraite a sonné : 53 250 véhicules (dont 4 348 berlines) sortent de l’usine avant de laisser place à l’Ami 8. Bon an mal an, l’Ami 6 aura tout de même réussi à assurer l’essentiel : servir de rustine entre 2CV et DS/ID pendant une décennie. Avec 1 039 384 clients maintenus dans le giron Citroën, elle aura réussi son pari malgré des débuts difficiles et un physique parfois jugé ingrat. Chapeau l’artiste.
Photos : Citroën, André Leroux, Citroënet, DR