Au début des années 50, la vénérable firme Delahaye croit avoir trouvé une planche de salut en fournissant l’armée française en véhicules légers de reconnaissance, les fameux VLR. Les voitures de prestige sont de plus en plus confidentielles sur le marché français et obtenir un tel contrat aurait pu permettre à Delahaye de survivre et même de se développer. Malheureusement, ce contrat du siècle finira par couler un peu plus l’entreprise. En effet, malgré d’étonnantes qualités et une modernité évidente en comparaison des Jeep Willys encore en service, la Delahaye VLR s’avère bien trop sophistiquée pour un usage militaire, entraînant de nombreuses casses tout en vidant les caisses de l’entreprise en soutien et service. Rincée par le VLR, Delahaye finira par faire faillite et sera rachetée par Hotchkiss, détenteur de la licence Willys pour la production de la Jeep M201 MB.
Production (1951-1955) : 9 623 exemplaires
Lieux : Paris (75, mécanique, montage), Dreux (28, Facel-Métallon, carrosseries)
Un nouveau marché pour relancer la marque
L’histoire du VLR aurait pu être belle, si tout avait marché selon le plan, et Delahaye sauvée d’une disparition annoncée. En effet, dans l’immédiat après-guerre, la petite firme parisienne peine à revenir sur le devant de la scène avec ses luxueuses voitures techniquement dépassées au tarif prohibitif. Face à la disparition progressive du marché des belles automobiles françaises, Delahaye devait se réinventer sans avoir les moyens de passer à une production de masse comme les grands, Panhard, Renault, Peugeot, Citroën ou Simca. La solution retenue par la direction de la marque était originale : répondre à l’appel d’offre de l’Armée Française à la recherche d’un véhicule de liaison de fabrication française pour remplacer ses Jeep Willys usées jusqu’à la corde issues de la guerre.
Le projet Delta
En effet, à la fin de l’année 1947, l’armée lance un ambitieux appel d’offre pour retrouver une certaine indépendance vis-à-vis des États-Unis qui l’avaient jusque-là fournie en véhicules en tout genre dans l’urgence de la guerre. Ce marché pourtant important ne séduit pas particulièrement les grands constructeurs, occupés à répondre à la demande de véhicules particuliers avec la Dyna X chez Panhard, la 8 chez Simca, la 4CV chez Renault ou la 203 en préparation chez Peugeot. Le manque de candidat implique une répartition facile selon les besoins : Hotchkiss étudiera une camionnette 4×4, Ford SAF un camion de 3 tonnes, Rochet Schneider celui de 6 tonnes, Berliet celui de 12 tonnes tandis que Delahaye récupère le projet VLR (véhicule léger de reconnaissance), appelé Delta en interne. Cette commande arrive fort à propos car Delahaye peine à se relancer et ses modèles 175/178/180 sont à la fois obsolètes et bien trop chers pour la clientèle de l’après-guerre (la 235 lancée en 1951 ne rencontrera pas plus de succès).
Prouver ses compétences
Avec le projet Delta, Delahaye voit une opportunité de prouver les compétences de son bureau d’études tout en apportant activité et rentabilité à une entreprise qui en a bien besoin. Problème : quand c’est sophistiqué, c’est rarement bon marché, et souvent compliqué à industrialiser. Mais peu importe car les ingénieurs planchent rapidement sur ce projet d’autant qu’un an plus tard, Peugeot se lance aussi sur le créneau en étudiant des dérivés RA puis RB (et enfin VSP) de sa 203 récemment présentée. Pour Delahaye, le VLR s’avère pourtant crucial et le développement n’oublie pas une utilisation agricole et civile. Présenté en 1949, le VLR Delta est résolument moderne pour son époque et en comparaison de la Willys. Son moteur 4 cylindres culbuté en alliage d’aluminium à carter sec et graissage sous pression développe 83 chevaux. Il est couplé à une boîte manuelle 4 vitesses entièrement synchronisée, ainsi qu’à un réducteur. Les roues sont indépendantes, la suspension réglable au niveau des barres de torsion arrière et le VLR dispose d’un blocage de différentiel arrière et la tension est en 24 volts. La production se fait à Paris mais les carrosseries sont réalisées chez Facel-Métallon à Dreux (qui donnera bientôt naissance à la marque Facel Vega).
La perfection n’est pas de ce monde
Entre 1949 et 1950, les premiers VLR fournis par Delahaye à l’armée française sont testés de façon intensive, sur de nombreux terrains et dans des conditions variées. Problème : les testeurs sont de bons testeurs, et savent conduire de telles voitures. En lien avec le constructeur, ils testent tout, sauf l’essentiel, c’est-à-dire la conduite par un appelé lambda n’ayant qu’une connaissance très partielle de la conduite d’un tout-terrain, et habitué à la simplicité de la Willys. Le VLRD (D pou Delahaye, ou Delta, au choix) est donc validé et commence à entrer en service en 1951. Pour les bidasses, les premiers temps sont idylliques car le véhicule est vraiment plus confortable et performant que les antiques Jeep dont l’utilisation intensive a bien usé le potentiel. Malheureusement, la joie est de courte durée. D’abord, le VLR s’avère encore un peu jeune et la chaîne de montage manque d’une certaine rigueur. Ensuite, la facilité de conduite initiale laisse place trop rapidement à une trop grande confiance des conducteurs conduisant à des accidents trop nombreux au goût des militaires. En outre, les véhicules ont été livrés sans notice d’entretien alors que leur sophistication nécessite un suivi mécanique plus poussé. Enfin, certains se mélangent les pinceaux en oubliant de déverrouiller les différentiels, entraînant de nombreuses casses.
De la désillusion à la faillite
Delahaye se voit donc contrainte de modifier sa copie pour proposer en 1953 un certain nombre d’améliorations. Cependant, les litiges avec l’armée coûtent cher, ainsi que toutes ces modifications, tandis que le nouveau modèle 235 ne se vend pas bien sur le marché du luxe automobile. Ce qui devait être une bouée de sauvetage, une bouffée d’air, et permettre à Delahaye de sortir de l’ornière s’avère être un piège mortel. En mars 1954, Delahaye est placée en redressement judiciaire et ne doit sa survie provisoire qu’à son rachat par la firme Hotchkiss qui, après s’être fourvoyée avec la Grégoire, mise tout sur le militaire. Si le contrat est mené à son terme avec la livraison des 1 000 derniers exemplaires de VLR, l’armée arrête les frais, préférant revenir à un véhicule plus simple d’emploi et moins fragile. Cela tombe bien, Hotchkiss a cela dans sa besace puisqu’elle dispose de la licence Willys-Overland depuis 1949. C’est ainsi que la Hotchkiss M201 MB, clone de Jeep, prend la relève tandis que Delahaye disparaît en même temps que le VLR. Ce dernier sera donc le dernier véhicule de liaison franco-français puisqu’à la Jeep sous licence américaine succèdera la Peugeot P4, dérivée en grande partie d’une Mercedes Classe G.
Un commentaire
Entre les VLR et Peugeot RA/RB et le P4, plusieurs autres tentatives virent le jour pour équiper l’armée française d’un véhicule ben d’chez nous (au moins en partie…)
Il y a eu notamment le projet « Europa Jeep » lancé en 1966 et destiné à équiper les armées allemande, française et italienne. Trois trois de constructeurs firent des propositions:
– Fiat/Man/Saviem
– Bussïng/Hotchkiss/Lancia
– Panhard-Citroën/NSU/… MotoGuzzi (!)
Seuls les deux premiers passeront le stade du prototype roulant. La France se retira du projet vers 1972 (pourquoi…?), mais l’Allemagne et l’Italie poursuivront jusqu’en 1977. Finalement, l’Italie se fournira chez Fiat avec le Nuovo Campagnola et les Allemands chez VW avec le Iltis.
En France, on abandonna pas pour autant l’idée d’une Jeep française. Citons la proposition d’Heuliez avec le M107 à mécanique Citroën GS, retoqué par l’armée. Ou la A4x4 dérivée de la Méhari éponyme (mais à moteur 652cm2 de Visa), dont la commande initiale fût annulée par les autorités concernées…
Au sujet du VLR, j’ai eu l’occasion il y a une douzaine d’années de voir chez un collectionneur l’un des prototypes Delta à l’état d’épave, attendant une possible résurrection…