Comme tous les constructeurs français ou installés en France après-guerre, Ford SAF doit repartir quasiment de zéro. Fort heureusement, la toute nouvelle usine de Poissy (terminée en 1940) n’a pas trop souffert mais la firme américaine, qui jusqu’alors s’était associée avec Mathis pour produire des Matford, n’a pas encore de modèle moderne à proposer au public et doit se contenter de vendre la F-472 datant d’avant la guerre. Heureusement, le projet d’une petite V8 laissé à l’abandon par les ingénieurs de Dearborn tape dans l’œil du patron de la filiale française : il en fera sa Vedette, distillant en France le parfum de l’American Way of Life.
Production (1948-1954) : 105 727 exemplaires
Dont : 4 250 coupés, 737 cabriolets, 5 685 Abeille et 3 181 Vendôme
Lieux : Poissy (78, Montage, mécanique), Gennevilliers (92, Chausson, carrosserie)
Une usine, mais pas de nouveaux modèles
Bien que bombardée lors des derniers mois de la guerre, l’usine de Poissy est rapidement réparée et permet à la filiale française Ford SAF, désormais séparée de Mathis, de disposer d’un superbe outil pour répondre à la forte demande automobile de l’immédiat après-guerre. Cependant, la firme présidée par Maurice Dollfus n’a pour l’instant qu’un modèle d’avant-guerre à proposer à la clientèle : la V8 F-472. Certes, la situation de Ford SAF est identique à celles des autres constructeurs (Citroën reprend la production de la Traction, Renault de la Juvaquatre, Simca de la 8 et Peugeot de la 202) mais elle n’a aucun projet moderne dans les tuyaux. Le patron part donc dès 1946 aux États-Unis pour réclamer à la maison mère un peu plus de capital et surtout les plans d’un nouveau modèle. Le plan Pons ayant attribué à Ford-SAF la fabrication de poids-lourds, elle peut se permettre d’envisager de “choisir” son marché automobile. Dollfus sait que ses concurrents travaillent sur des petites (Panhard Dyna X, Renault 4CV, Citroën 2CV) ou des moyennes (Peugeot 203). Dans le haut de gamme de grande série, seule la Traction maintient le flambeau mais elle date elle-aussi des années 30 : il y a donc un coup à jouer.
Une mini américaine pour faire une grande française
Plutôt que d’opter pour un modèle à 4 cylindres qui rentrerait frontalement en concurrence avec les constructeurs français, Maurice Dollfus choisit un projet mis en sommeil de petite berline à moteur V8 qui pourrait tout à fait jouer le rôle d’une grande berline haut de gamme en Europe. Sa ligne ponton est moderne et le petit V8 2,2 litres fleure bon l’Amérique sans en avoir la démesure. Le boss de Ford-SAF repart donc pour l’Europe avec un projet en poche : la Vedette. Cependant, si une grande partie du travail a déjà été effectuée par les ingénieurs Ford de Dearborn, il reste encore beaucoup à faire, à commencer par adapter les plans au système métrique. Enfin, si la voiture existait sur le papier, il faut désormais passer à la réalité. Un premier prototype est prêt à l’été 1948 et deux autres sont réalisés juste à temps pour présenter un trio de Vedette au Salon de l’Automobile en octobre. Techniquement, elle n’est pas novatrice (à part les roues avant indépendantes) mais elle fait cossue, et c’est bien là l’essentiel.
Le parfum de l’Amérique
Depuis la Libération, l’influence américaine se fait sentir jusque dans les coins les plus reculés de France. Les GI’s implantés sur les bases américaines, comme celle de Châteauroux dans l’Indre, importent leurs belles américaines et font rêver les Français. Aussi, la présentation de la Ford Vedette fait-elle sensation, d’autant que ses concurrentes ne sont pas des nouveautés. La Traction est plébiscité sur son secteur mais sa ligne est connue depuis 1934, tandis que les Salmson, Delahaye, Talbot ou Hotchkiss sont à la fois dépassées et bien trop chères pour le commun des mortels. La Vedette n’est certes pas donnée et coûte 65 000 francs de plus qu’une Citroën 15-Six, mais elle reste dans une zone accessible. Elle dispose en outre d’un V8 nommé Aquilon qui, bien que limité avec seulement 60 chevaux pour 2 158 cc, donne l’impression d’être dans un nouveau monde et sa ligne fastback lui donne une prestance qui séduit la clientèle. Les commandes sont nombreuses sur le salon et la production commence dès janvier 1949. Si l’assemblage et la mécanique sont réalisés à Poissy, c’est chez Chausson que sont fabriquées les carrosseries.
Des débuts difficiles
N’allez pas croire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes pour Ford-SAF. Si la cadence de production augmente jour après jour, il faut reconnaître quelques défauts de conception à la nouvelle Vedette. Sa rigidité, mal étudiée, provoque une sorte de flottement à la conduite et empêche les portes de bien se fermer. Le freinage n’est pas vraiment son point fort et le moteur connaît lui aussi des soucis, sans parler d’une finition jugée indigne du standing supposé de la belle. A la décharge de Ford, la Vedette a été adaptée et produite en un temps record et les premiers exemplaires produits font office de pré-série. La voiture sera améliorée au fil des mois et par petites touches, en commençant par le renforcement de la caisse et du châssis pour offrir la rigidité qui fait cruellement défaut. Le moteur est lui aussi fiabilisé et passe rapidement à 66 chevaux, ce qui n’est pas du luxe vu le poids de la voiture (1 240 kg).
La gamme s’élargit
En 1949, la gamme Vedette s’agrandit. Sans vouloir faire du volume, il s’agit de répondre à une petite demande pour des carrosseries différentes qui, jusqu’alors, ne se trouvent qu’à des prix démesurés chez des constructeurs de prestige ou chez des carrossiers de renom. Ford-SAF présente donc un coupé mais aussi un cabriolet. Si ce dernier présente plutôt bien, le coupé s’accommode mal de la ligne initiale de la Vedette et semble bien plus pataud que ce que les publicités dessinées laissent suggérer. Ces deux modèles ne resteront que trois ans au catalogue, remplacés tous deux par une Ford Comète bien plus désirable. En 1950, François Lehideux remplace Dollfus à la tête de Ford SAF. Sa première mission sera de fiabiliser la Vedette et d’améliorer la qualité. Cependant, malgré ces petits problèmes de jeunesse, les ventes sont au rendez-vous : 14 293 exemplaires en 1949, 18 223 en 1950 et 21 078 en 1951 et ce malgré la concurrence d’une nouvelle venue chez Renault, la Frégate.
Ford Abeille (1952-1954, 5 685 exemplaires)
Le marché des utilitaires commerciaux dérivés d’une berline de série est, dans les années 50, un créneau non négligeable pour séduire plus largement. Ces voitures à l’utilisation souvent mixte (commerciale ou utilitaire la semaine, familiale le week-end) séduisent une clientèle qui n’aurait pas forcément les moyens de s’offrir deux véhicules. En 1950, la Colorale chez Renault tente de répondre à cette demande, tandis que Ford-SAF s’y met en 1952 avec l’Abeille. Extérieurement, elle ressemble à la Vedette dont elle partage la ligne, mais elle gagne une ouverture à double hayon à l’arrière pour faciliter le chargement. Son aménagement intérieur est modulable (banquette arrière amovible) mais, pour faire baisser le prix, son équipement est indigent. Malgré cela, elle reste relativement chère et son V8 inchangé par rapport à la berline consomme plus que de raison. En trois ans de commercialisation, elle ne touchera que 5 685 acheteurs.
Nouvelle ligne et montée en gamme
En 1951 justement, la Vedette atteint son record annuel mais rapidement, les ventes s’essoufflent. Lehideux va donc tenter de dynamiser la gamme selon deux axes opposés : un délicieux coupé nommé Comète donnera un peu de glamour quand une besogneuse Abeille (voir encadré) viendra combler artisans, commerçants et VRP sur le marché des utilitaires. Enfin, un coup de jeune est donné à la berline qui est remaniée pour lui redonner du lustre. Adieu le dos rond caractéristique des premiers modèles, place à une véritable malle qui, il est vrai, affine la silhouette. Le moteur reste le même mais visuellement, la Vedette gagne en standing. Ce nouveau modèle apparaît à l’automne 1952 mais Lehideux ne s’arrête pas là. Il veut frapper encore plus fort avec une Vedette de luxe, puissante et valorisante. Ce sera la Vendôme. Présentée en avril 1953 mais produite seulement à l’automne, cette dernière s’équipe d’un V8 d’origine Mercury appelé Mistral. Avec 3 923 cc, il offre enfin les chevaux qui manquaient à la Vedette (93) mais fait passer la voiture dans une zone fiscale critique : 22 CV. Au même moment, le V8 de la Vedette passe à 2 355 cc pour 68 chevaux.
Ford cède sa place à Simca
Ces nouveautés permettent à la Vedette de rebondir en 1953 (20 337 exemplaires) après une année 1952 catastrophique (14 471) mais cela ne suffit pas aux yeux de l’actionnaire. Si Ford UK à Dagenham ou Ford Allemagne à Cologne ont réussi à s’imposer dans leurs pays respectifs, Ford-SAF ne décolle et ses finances restent fragiles. En outre, on s’inquiète à Dearborn de l’instabilité politique française. Finalement, le groupe américain décide de se séparer de sa filiale française, jugeant son implantation suffisante en Europe. Des négociations sont engagées avec Simca et la fusion est annoncée en juillet 1954. La firme d’Henri Pigozzi récupère une usine de pointe mais aussi un nouveau modèle jusqu’alors encore à l’étude : une nouvelle Vedette qui sera présentée au Salon de Paris sous le blason Ford mais commercialisée ensuite sous la marque Simca, avec de douces appellations bien françaises : Trianon, Versailles, Régence ou Marly.
Photos : CAAPY, Ford, Car Brochure Addict, André Leroux, DR
Un commentaire
Toute mon enfance fut animée par le feulement des V8 Ford 3,9 litres. Des Vedette ? Non. C’était le moulin des Simca Cargo de la caserne dans ma petite patrie, ville de garnison. C’était les Cargo F 569 WM ou 594 (4×4), à la cabine baignoire lorsque la toile était roulée et le pare-brise vertical abaissé sur l’avant. Il en a transporté des biffins le Cargo V8 de retour d’Algérie ou du temps des FFA. 1150 AU 78, c’est la Vedette blanche neuve de Max, le héros de « Touchez pas au grisbi » (Jacques Becker, 1954). La Delahaye 135 M 1939 sert d’auto mitrailleuse abattant la rondouillarde Mercury Town Sedan 1939, sorte de Vedette éléphantesque aux mains des hommes d’Angelo (Lino Ventura). Bref, l’ancien et le nouveau monde. La Vedette, d’avant les autos aux noms de châteaux, appartient à cette génération d’entre-deux, pas les guerres, mais de l’avant-guerre jusqu’à la sortie de la Reconstruction. Une auto Plan Marshall, Rideau de Fer, bloc occidental, pas vraiment faite pour voiturer Maurice Thorez, on le transportait en Delahaye 180 blindée, voilà l’automobile participant du Soft Power, l’américaine format départementales. Une auto de transition avant que les mondes en guerre redeviennent industrieux. Le V8 a eu la vie dure, usé jusqu’à la corde sous les capots des autos citées en fin de papier, y compris l’ascétique Ariane 8. Le premier choc pétrolier, celui de la Crise de Suez de l’automne 1956 avait sonné le tocsin pour les autos assoiffées. L’Europe, y compris allemande de l’Ouest, reconstituait son industrie automobile, les Opel feraient l’affaire, façon américaine « otanisée ». Comme le Simca Cargo V8. Cet article recèle deux curiosités. Les illustrations à la manière d’Alexis Kow qui dessina pour Panhard & Levassor des affiches publicitaires et l’Abeille à la troisième vitre tôlée. L’auto industrieuse, façon « j’offre utile ».