Pendant 35 ans, la Marine Nationale aura dû se contenter de F-8E (puis P) Crusader pour la défense de ses porte-avions, un intercepteur rapidement obsolète puis usé jusqu’à la corde (sans compter les nombreuses pertes tout au long de sa carrière). Dès la fin des années 60, la Marine tente de le remplacer, soit par des solutions franco-françaises, soit par une solution récurrente américaine. Il faudra pourtant attendre la mise en service du Charles de Gaulle et du Rafale pour voir disparaître le vénérable mais dépassé Crusader, laissant pendant plus de 25 ans nos porte-avions Foch et Clémenceau sans couverture aérienne digne de ce nom.
L’Aéronavale française au début des années 60
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Aéronavale est à reconstruire et dépend intégralement de matériels américains, le temps que l’industrie navale et aéronautique nationale se refasse une santé et des capacités techniques et humaines. La Marine Nationale récupère donc des porte-avions d’origine anglaise (Arromanches, Dixmude) ou américaine (La Fayette, Bois Belleau). Du côté de l’aviation, la situation est identique faute d’appareils français disponibles : l’Aéronavale reprend donc du service avec des Supermarine Seafire anglais, et des Chance Vought F4U7 Corsair ou des Grumman F6F-5 Hellcat américain. Certes, la France fait partie des rares nations à posséder une Aéronavale embarquée, mais reste dépendante de l’étranger et ses capacités sont limitées. En 1955, les Seafire et Hellcat cèdent peu à peu leurs places au SNCASE Aquilon à réaction, mais ce dernier n’est rien d’autre qu’un De Havilland Sea Venom anglais produit sous licence et ne peut pas décoller des Porte-avions du moment dont les pistes ne sont pas adaptées.
La France, et la Marine en particulier, se trouve donc dans une situation compliquée, d’autant qu’elle touche du doigt son déclassement en 1956, lors de la crise de Suez : elle doit s’en remettre à la Royal Navy pour l’aviation, tant l’Aéronavale est à la traîne. Heureusement, la France n’a pas attendu pour réagir. Deux porte-avions sont dans les tuyaux : le PA 54 Clémenceau (mis sur cale en 1955) et le PA 55 Foch (mis sur cale un peu plus tard, en 1957). Si les bâtiments sont en construction, il faut désormais réfléchir à de nouveaux avions. Pour l’attaque au sol (Air-mer, Air-Sol) et la reconnaissance, on décide de poursuivre le projet Étendard IV lancé par Dassault pour répondre à un appel d’offre (perdu) de l’OTAN.
Dassault Étendard IV P et M
L’Étendard IV est le fruit d’un programme lancé par l’OTAN en 1954 pour un chasseur léger polyvalent motorisé par un unique moteur, le Bristol Orpheus (financé par ladite organisation). Le projet refusé est poursuivi par Dassault avec un moteur SNECMA ATAR 101. Si l’Armée de l’Air n’insiste pas, se concentrant sur le Mirage III, la Marine voit en cet avion une solution intéressante. L’avion est développé en deux versions, Attaque (Étendard IV P) et Reconnaissance (IV M). S’il a quelques capacités Air-Air en IV P grâce à son canon, il n’est pour autant pas un intercepteur.
Cependant, l’Aquilon qui peut enfin décoller des nouveaux Porte-avions (mise en service en 1961 pour le Clémenceau, et en 1963 pour le Foch) n’est plus au niveau. Malheureusement, aucun constructeur français ne prépare un intercepteur destiné à décoller d’un Porte-Aéronefs. Dassault développe le Mirage III et le Mirage IV pour l’Armée de l’Air, sans compter la production de l’Étendard et n’a rien à proposer. Or le temps presse et il faut armer les nouveaux bâtiments pour rendre, à nouveau, la France crédible. L’Aquilon fait le tuilage sur le Clémenceau à partir de 1961 mais une solution doit être trouvée au plus vite. La Marine se tourne vers les USA pour acheter sur étagère et son choix se porte sur le Vought F-8.
Le Vought F-8 américain
Le F-8 Crusader, produit par le constructeur aéronautique Vought, entre en service dans la Navy en 1957. Il s’agit alors d’un intercepteur embarqué moderne par rapport à la concurrence, mais en ces années 50 et 60, tout va très vite. Commandé à 1 219 exemplaires par la Navy, il connaît son baptême durant la guerre du Vietnam. Malgré quelques succès, il s’avère rapidement dépassé par le F-4 Phantom et finit par quitter le service en tant qu’inspecteur en 1976 (quelques exemplaires resteront utilisés jusqu’en 1987 en tant qu’avions de reconnaissance).
Un Crusader rapidement dépassé pour les flottilles françaises
Le F-8 Crusader paraît la solution idéale : la production américaine se termine et il est possible de passer commande sans rallonger les délais. On envisage le McDonnell Douglas F-4 Phantom mais l’avion se révèle trop grand pour les “petits” porte-avions français. De son côté, Vought accepte de répondre aux spécificités françaises, en revoyant notamment les ailes (dispositif hypersustentateur, incidence de l’aile, gouvernes de profondeur). De fait, le F-8E FN destiné à la France ne peut emporter que deux missiles contre 4 pour la version américaine. Peu importe : la production des 42 exemplaires français peut commencer dès 1964 pour se terminer en 1965. C’est toujours ça de pris.
Pourtant, les limites du nouvel appareil de l’Aéronavale sont vite atteintes. Son armement n’est pas extraordinaire et son pilotage compliqué à l’appontage. Les américains ont vite compris qu’il fallait passer à autre chose (F-4 Phantom puis F-14 Tomcat) En France aussi, on réfléchit à remplacer au plus vite ce qui n’était qu’une solution temporaire. Malheureusement, les choses prendront plus de temps, beaucoup plus de temps.
Le remplaçant français tombe aux oubliettes
À la fin des années 60, l’espoir d’une solution nationale est bel et bien là : Dassault étudie un superbe avion, le Mirage G à géométrie variable (à la manière du Tomcat cité précédemment, mais monoréacteur). Malheureusement, le coût semble inabordable pour une Marine Nationale encore (toujours ?) désargentée. Pendant que le remplacement des Étendard IV P et M se précise (voir encadrés ci-dessous), la question des intercepteurs reste la même que dix ans plus tôt. Dassault va alors proposer de navaliser l’avion qu’il étudie pour le compte de l’Armée de l’Air : le Mirage F1. Sur la base d’une version F1 E (pour Export) et doté d’un réacteur M53 plus puissant (le F1 Marine est plus lourd), le futur appareil pourrait remplacer l’ensemble du spectre de l’Aéronavale (de l’Étendard au Crusader). Ce F1 M aurait pu être l’avion omnirôle que deviendra le Rafale dès 1976. Mais en 1973, la Marine tranche : le Super-Étendard (construit lui aussi par Dassault, mais moins ambitieux et moins cher) remplacera l’Étendard. Quant au Crusader, il patientera encore un peu (croit-on).
SEPECAT Jaguar M
Pour remplacer l’Étendard, on pense tout naturellement au Jaguar, développé par Bréguet Aviation pour la France et le Royaume Uni. Bréguet, intégré à Dassault en 1967, et British Aircraft Corporation (BAC) créent la SEPECAT pour construire le nouvel avion d’assaut. La France insiste pour une version navale. De nombreux essais sont réalisés à partir de 1970 sur le Clémenceau. Pourtant, l’avion ne semble pas donner satisfaction tandis que ses coûts potentiels s’en volent. Le Jaguar M ne rentrera jamais en production.
Dassault Super-Etendard
Le meilleur ennemi du Jaguar M, c’est tout bonnement le Super-Étendard, développé par Dassault lui aussi. Son avantage : partir d’une base éprouvée, l’Étendard lui-même, et développer un nouvel avion dans la continuité (comme cela se fera bien souvent sur d’autres avions : Hornet et Super Hornet, F-16 et F-16 Viper, et bientôt Rafale F4.1 et F4.2). L’avantage : des coûts comme des risques moindres. Le Jaguar M hors course, il faut quand même lutter face aux possibilités américaines sur étagère : le Douglas A-4 Skyhawk et le Vought A-7 Corsair II. Le gouvernement opte pour une solution française : le Super-Étendard l’emporte et restera en service de 1978 à 2016.
La Marine réclame des F-18 par deux fois
On l’a vu, dès 1976, les américains ont abandonné le F-8 Crusader. En 1976, on imagine que le F1 M pourrait revenir dans la course : peine perdue, Giscard (à la barre) refuse cette option trop coûteuse. La Marine revient à la charge avec la même idée qu’en 1960 : opter pour la solution américaine pour un gain capacitaire immédiat et un coût relativement modeste. D’une part, priorité est donnée à l’Armée de l’Air qui doit renouveler sa flotte d’intercepteurs (essentiellement des Mirage III vieillissant). Deux projets ont les faveurs de l’État : le petit Mirage 2000 et le lourd Mirage 4000. La Marine n’est pas prioritaire et les (petites) capacités d’interception du Super-Étendard colmatent un peu les défaillances des “Crouz” français qui reste sur le pont pour faire le nombre, mais sans inquiéter plus personne.
La Marine n’a pas dit son dernier mot. À la fin des années 70, le programme ACT/ACM donne des espoirs mais rapidement, le programme devient européen et seule la France réclame une version navale. Le divorce est consommé en 1983 quand la France lance seule le programme ACX qui aboutira au Rafale. Si la Marine accepte l’idée d’un Rafale remplaçant aussi bien ses Crusaders que ses Super-Étendard, elle comprend rapidement que le calendrier ne sera pas à son avantage. Alors qu’on imagine encore une entrée en service du dernier né de Dassault en 1996, il semble qu’on ne puisse plus faire tenir plus longtemps les vieux F-8E FN dont la flotte a déjà beaucoup diminué !
Les amiraux reviennent donc à la charge avec une idée simple : racheter des F-18 d’occasion aux USA, le temps que le Rafale arrive. La Navy commence déjà à déstocker, et les Hornet restent toujours bien plus capables que les Crusader pour les missions de protection du GAN. Il n’en reste plus des masses, suite aux divers accidents (une hécatombe diraient certains). L’affaire fait grand bruit : l’État-Major de la Marine s’exprime et n’hésite pas, preuve à l’appui, à réclamer ses F-18 pour 1993. Il faut certes quelques travaux sur les Foch et Clémenceau, mais la capacité aéronavale française serait préservée le temps que le Rafale arrive. Pourtant, cette solution se heurte, pour une fois, à Dassault. Si la solution du début des années 70 était portée par l’entreprise de Saint-Cloud avec le F1 M, et si celle-ci semblait occupée à autre chose à la fin de la décennie, il n’est plus question de louper quoi que ce soit. Dassault propose donc un plan selon deux axes : une rénovation (certes a minima) des Cruz’ et le Rafale à la fin, remplaçant tous les aéronefs de chasse et d’attaque du GAé du futur Charles de Gaulle.
La Victoire du Rafale et la longue agonie des Crusader
A posteriori, la Marine avait raison de vouloir un tuilage de F-18. La transformation des F-8E FN en F-8P (pour Prolongé) n’apportera rien de plus, vu le nombre de Crusader restant en service (17 sur 42, au moment de la rénovation), le coût réel et surtout les délais sans cesse décalés pour le Rafale. L’avion omnirôle est une pépite en devenir mais pas tout de suite. Les premiers exemplaires (LF1) puis les suivants (F1) ne peuvent remplacer en même temps les Crusader et les Super-Étendard : il faudra attendre 2014. En 1999, la flottille 12F est mise en sommeil, les Crusader mis enfin à la retraite, et les Rafale n’arriveront qu’en 2001, avec le nouveau porte-avions.
Enfin un Groupe Aérien Embarqué au top
Avec le Rafale, la Marine obtient enfin un intercepteur à peu près correct. À peu près car il faudra attendre un peu (F1 puis F2) pour que le Rafale soit opérationnel dans cette mission. Il faudra ensuite attendre le standard F3 pour que l’avion prenne toute sa place et relègue, enfin, l’endurant et rustique Super-Étendard dans ses missions d’attaque. Aujourd’hui, le GAé du Charles de Gaulle est enfin au top : des Rafales enfin à la pointe (le dernier Super-Étendard est parti à la retraite en 2016), et le reste est à l’avenant : pour remplacer les Bréguet Alizé (mis en service en 1961 avec le Clémenceau), on est aller à nouveau faire nos courses aux USA avec l’E-2C Hawkeye, un véritable petit AWACS embarqué. Une solution de raison qui change l’envergure de notre Aéronavale.
ALLER PLUS LOIN :
Cet article vulgarise beaucoup la question, s’adressant à un lectorat de curieux plus que d’avgeeks. Pour en savoir plus, je vous recommande :
L’excellent article du Fauteuil de Colbert
Le non moins excellent article de French Fleet Air Arm sur le potentiel F-18 N tricolore