Lorsqu’en octobre 1950 la vénérable firme Hotchkiss présente sa nouvelle berline réalisée avec le concours de l’ingénieur Jean-Albert Grégoire, la presse reste perplexe : il s’agit peu ou proue du Prototype R présenté en 1947, à la calandre et à quelques détails près. Si la voiture dénommée désormais Hotchkiss-Grégoire reste aussi prometteuse techniquement, elle n’a que très peu évolué dans son style et son constructeur s’avère mal armé pour produire une telle automobile. Intéressante à bien des égards, cette Grégoire pleine de promesses n’arrivera jamais à convaincre : problèmes industriels, coût prohibitif, design daté et luttes d’ego feront de la Grégoire un échec commercial et un boulet financier pour Hotchkiss qui, pour survivre, devra fusionner avec Delahaye et se contenter de la production militaire.
Production (1950-1954) : 247 exemplaires (dont 7 coupés et 7 cabriolets)
Un concepteur de talent
Jean-Albert Grégoire est ce qu’on appelle un incontournable de l’industrie automobile depuis le milieu des années 20. Polytechnicien, infatigable inventeur convaincu de son talent et toujours désireux qu’une voiture porte son nom, il met tout en œuvre pour marquer l’histoire automobile. Dès 1926, il invente et commercialise sous la marque Tracta un joint homocinétique particulièrement adapté à la traction avant. En découle une production automobile à partir de 1927 sous l’égide de l’ingénieur, en association avec son ami Pierre Fenaille, d’abord à Versailles puis à Asnières. Tracta cessera de produire des voitures en 1934 mais Grégoire continuera, lui, de nombreux projets avec Chenard et Walker ou bien Amilcar. Pendant la guerre, Grégoire s’intéresse à l’aluminium et conçoit, avec l’aide de l’Aluminium Français, une petite populaire, sous le nom d’AFG (Aluminium Français Grégoire) qui deviendra, non sans mal, la Panhard Dyna X (les relations entre Panhard et Grégoire devenant vite exécrables). Rapidement, l’homme se remet au travail pour concevoir une toute nouvelle berline, plus haut de gamme, plus puissante mais toujours en aluminium.
Le Prototype R
Le fruit de ses réflexions est présenté au salon de Paris 1947 et se nomme Grégoire Prototype R. La voiture est résolument moderne. L’utilisation de l’Alpax (pour le châssis) et de l’aluminium (pour la carrosserie) lui garantit un poids contenu. Ses suspensions sont très travaillées grâce à des roues avant comme arrière indépendantes avec ressorts hélicoïdaux à flexibilité variable. Le prototype R est évidemment une traction, et dispose d’un moteur inédit : un 4 cylindre à plat de 1 998 cc et 64 chevaux, une puissance respectable à cette époque d’autant que la voiture ne pèse que 1 060 kg, ainsi qu’une boîte à 4 vitesses (1ère non synchronisée et 4ème surmultipliée). Ses freins Bendix-Lockheed sont à commande hydraulique à l’avant, mécanique à l’arrière. Le design est dans l’air du temps et permet un Cx record et une consommation remarquable pour la taille du véhicule (4,65 mètres). Petite particularité : ses voies avant sont plus larges qu’à l’arrière (144 cm contre 132), 8 ans avant la Citroën DS et son dérivé ID. Le Prototype R réalisé par Grégoire. D’ailleurs, sa cible principale est la Citroën Traction qui règne pour l’instant sur la catégorie des 11 CV.
Des constructeurs peu réceptifs
Fort de ce succès d’estime, Jean-Albert Grégoire va désormais chercher à industrialiser son projet. Malgré son talent, reconnu, sa renommée, justifiée, et ses relations, nombreuses, Grégoire paie aussi son fort caractère, son narcissisme et ses idées arrêtées. Les bisbilles avec Panhard pour l’adaptation de l’AFG vers la Dyna X ont laissé des traces et chez les constructeurs, on craint une collaboration difficile malgré l’intérêt de son modèle. La plupart des constructeurs refusent poliment la proposition : Berliet se cache derrière l’arrêt de toute production automobile ; Simca n’a pas oublié les manoeuvres d’après-guerre pour imposer l’AFG et Henri-Théodore Pigozzi garde de la rancune vis à vis de Grégoire, tout comme chez Panhard ; chez Citroën, on privilégie les productions maison. Reste Peugeot mais l’avant-gardisme du projet ne correspond pas vraiment à la politique de la maison. Pourtant, la Grégoire R ne laisse pas insensible et si ce n’est pas possible à Sochaux, pourquoi pas ailleurs, chez des alliés ?
La solution Hotchkiss
Jean-Albert est donc envoyé chez Hotchkiss. En effet, en 1942, Peugeot avait pris une participation importante dans le capitale de l’industriel de Saint-Denis, poussé par le Comité d’Organisation Automobile dirigé à l’époque par François Lehideux (qui deviendra président de Ford SAF en 1949). L’idée était de créer un groupe automobile autour de Peugeot, Hotchkiss, Latil et Saurer. Si le Plan Pons reprendra cette idée au sein d’un groupement (sans liens capitalistiques), Peugeot se désengagera en grande partie de Hotchkiss en 1945 devant l’impossibilité de séparer la partie militaire de la partie véhicules civils. Cependant, la firme franc-comtoise conserve 10 % et place ses pions : Maurice de Gary, un ancien de la maison, prend la présidence de Hotchkiss, tandis que Maurice Jordan représente Peugeot au conseil d’administration.
Moderniser la marque
Maurice de Gary voit alors en ce projet l’occasion de sortir de l’ornière Hotchkiss. Ses modèles Artois et bientôt Anjou sont issus de l’avant-guerre, coûtent cher et n’arrivent pas à séduire largement, en France comme à l’export. Par ailleurs, la firme ne bénéficie pas des avantages du Plan Pons en matière d’approvisionnement en acier pour sa production civile. Le Prototype R est l’occasion de se mettre dans la poche l’Aluminium Français (qui deviendra par la suite Péchiney), de réduire sa dépendance à l’acier et de proposer (enfin) un modèle d’avant-garde dont la définition technique est déjà acquise. Sur le papier, l’accord entre Grégoire et Hotchkiss est gagnant-gagnant malgré les réticences du service technique à Saint-Denis.
Une industrialisation difficile
Les négociations seront longues et difficiles, mais pas seulement. L’industrialisation d’un tel projet le sera tout autant. Malgré son prestige, Hotchkiss reste un petit constructeur, et la production de la Grégoire pose de nombreux problèmes : en effet, la SOFAL (Société de Fonderie d’aluminium et d’alliages légers) a du mal à produire les pièces maîtresses de la voiture, obligeant les ouvriers à retravailler à la main chacune d’elle, augmentant le prix de revient d’un côté, et la durée de fabrication par modèle. Malgré les embûches, la première voiture Hotchkiss-Grégoire est présentée au salon de Paris 1950. Si le style a légèrement été modifié (calandre quasi-rectangulaire, 4 glaces au lieu de 6), le profil général de la voiture n’a pas vraiment changé et n’impressionne plus grand monde : la Renault Frégate présentée au même moment semble bien plus moderne (visuellement en tout cas). Pour offrir plus de couple et un peu plus de puissance, le 4 à plat a été lui aussi modifié : réalésé à 2 188 cc, il offre désormais 70 chevaux mais, revers de la médaille, passe dans la catégorie des 13 CV. Enfin, le tarif est hallucinant : 1 200 000 Francs annoncés quand une Citroën 11 Normale coûte 461 000 Francs et que la version 15-6 (16 CV) coûte 636 470 Francs.
Trop chère pour séduire
Malgré cela, Hotchkiss poursuit ses efforts et lance la commercialisation de la voiture en juin 1951. Le prix est désormais de 1 490 000 Francs mais les problèmes d’industrialisation perdurent et obligent la marque à revoir ses tarifs en forte hausse pour limiter la casse : au Salon de Paris, en octobre, il faut désormais débourser 1 800 000 Francs pour s’offrir une Hotchkiss-Grégoire. Fin 1951, les pertes s’accumulent : les Anjou ne se vendent plus, et les Grégoire patinent. Pire, malgré les tarifs prohibitifs, Hotchkiss perd 1 million de francs par véhicule vendu. Une situation devenue rapidement intenable qui oblige Maurice de Gary à quitter l’entreprise. Paul Richard lui succède et s’attache à réorganiser ce qui peut l’être chez Hotchkiss malgré l’opposition de la CGT, au point de fermer l’usine tout l’été 1952 après avoir licencié l’ensemble du personnel.
Tracta Grégoire Sport
Convaincu de la pertinence de ses solutions techniques et toujours motivé à l’idée qu’une voiture porte son nom, Jean-Albert Grégoire se lance en 1955 dans la (re)création de sa propre marque. Il présente en janvier 1956 (aux Etats-Unis) la Tracta Grégoire Sport. Le châssis est maison (et en Alpax, bien sûr), tandis qu’il reprend le 4 cylindres à plat de la Hotchkiss-Grégoire poussé à 125 chevaux grâce à un compresseur Constantin. Le styliste Carlo Delaisse signe une très belle carrosserie et c’est Chapron qui s’occupe de la production du cabriolet et du coupé. Si le premier prototype était réalisé intégralement en aluminium, les modèles produits chez Chapron n’en conservent que les ouvrants, le reste étant en acier. Grégoire commande 4 exemplaires (coupé ou cabriolet) qui seront exposés en octobre 1956 au salon de Paris. L’ingénieur fait appel à l’icône littéraire du moment, Françoise Sagan, pour promouvoir la voiture. Cette dernière est effectivement une amatrice d’automobile et de vitesse, mais se trouve être la fille de Pierre Quoirez, grand ami de Grégoire avec lequel il a réalisé l’AFG durant la guerre : tout s’explique. Malgré cela, l’aventure de la Tracta Grégoire Sport tournera court : si les 4 modèles seront vendus, aucun ne sera plus produit : avec un tarif à 3 500 000 francs, elle est hors de prix tout en perdant toujours de l’argent. Malgré les promesses d’un potentiel marché américain, la Grégoire Sport restera confidentielle (5 exemplaires en comptant le prototype).
La fin sans gloire
Malgré une reprise en main plutôt musclée, Hotchkiss ne sort pas de l’ornière pour autant et l’année 1953 s’annonce difficile : l’Artois continue de chuter tandis que la Grégoire fait encore pire, ne trouvant que 33 acheteurs au premier semestre. Malgré un tarif encore augmenté (1 890 000 Francs), chaque modèle coûte très cher à son producteur et Paul Richard prend le taureau par les cornes : il résilie le contrat le liant à Grégoire malgré la présentation d’un cabriolet et d’un coupé réalisés par Chapron. La production prendra fin courant 1954, après les 6 mois de préavis prévus par le contrat de 1949 et 247 exemplaires produits (dont 7 coupés et 7 cabriolets). Grégoire tentera sa chance seul (voir encadré) tandis que Hotchkiss fusionne cette année-là avec Delahaye et se concentre sur le matériel militaire. Le groupe donnera naissance,
Photos : Hotchkiss, Club Hotchkiss, Artcurial, Car Addict Brochure, DR