Depuis le lancement de l’A310 en 1971, Alpine n’a cessé de tenter de rivaliser avec Porsche en montant en gamme, modèle après modèle. Loin du modèle initial, concrétisé magistralement par l’A110, les sportives de Dieppe chassaient l’allemande sans jamais en avoir les moyens ni les performances. Pourtant, avec l’A610, la firme pensait avoir enfin rattrapé son retard, espérant démontrer, enfin, le bien fondé de sa politique. Hélas, la nouvelle sportive française ne sut jamais trouver sa clientèle malgré des qualités évidentes et dut se contenter de faire de la figuration sur le marché avec une diffusion quasiment confidentielle tournant à l’accident industriel. L’échec de l’A610 précipita la fin d’Alpine, confortant Renault dans l’idée qu’il était désormais impossible de faire vivre une marque sportive en France.
Production (1991-1995) : 818 exemplaires
Dont : 31 Magny-Cours et 2 Olympique 92
Lieu : Dieppe (76)
Une lente montée en gamme
L’A610 devait être la meilleure des Alpine, l’aboutissement d’une lente montée en gamme et en performances pour passer d’une sportive agile mais spartiate (l’A110) à une GT confortable et puissante. Actionnaire d’Alpine depuis 1965 et majoritaire depuis 1973, Renault n’a pas été l’instigateur de cette politique voulue par Jean Rédélé avec l’A310 et lancée en 1971, mais l’a validée puis perpétuée, jusqu’à lui greffer un V6 PRV en 1976 et lui assurer une descendance du même acabit en 1984 avec la V6 GT puis Turbo. D’une certaine manière, cette stratégie facile à critiquer a posteriori s’avéra intéressante, puisque les ventes suivirent, permettant à Alpine de passer du statut de constructeur artisanal à celui d’industriel. En développant ou produisant par ailleurs des produits sportifs pour le losange (Renault 5 Alpine, Renault 5 Turbo puis Supercinq GT Turbo), la marque de Dieppe assurait un volume de production intéressant sur des marchés de niche. Elle savait même dépanner quand le besoin se faisait sentir en produisant l’Espace I en complément de Matra entre 1988 et 1990.
Hausser la qualité, corriger les défauts
Depuis 1984, c’est l’Alpine V6 GT et Turbo qui assurait la présence d’Alpine sur le marché des sportives. Malgré un volume de ventes encore conséquent, elle annonçait déjà les difficultés à venir, amorçant un léger déclin par rapport à l’A310, détentrice du record de production devant l’A110. La V6 GT pêchait par sa puissance et le manque de modernité de son moteur resté aux carburateurs (1 simple corps et un double corps). La Turbo rectifiait le tir (manetons décalés, injection) mais sans arriver à proposer plus de 200 chevaux (voire 180 en passant au pot catalytique). Le design élégant signé Gérard Godfroy n’était sans doute pas assez exclusif tandis que l’intérieur poussait un peu trop le curseur vers le futur en oubliant la qualité d’assemblage et de finition requise à ce niveau de prix. L’A610 se devait donc de corriger ces défauts et d’assurer enfin la réputation de la marque en proposant enfin des performances dignes du blason, ainsi qu’un sérieux de fabrication jusqu’alors jamais atteint.
Un budget de développement minime
Avoir des ambitions est une chose, en avoir les moyens en est une autre. Chez Renault, et par extension Alpine, le couperet n’est pas passé loin en 1987. Au bord de la faillite, la Régie a dû se débarrasser à vil prix de sa filiale américaine AMC-Jeep, réduisant à néant les espoirs d’une carrière américaine pour la GTA. Or depuis 1986, la marque de Dieppe travaillait sur une version US de son coupé, dépensant 180 millions de francs sur le projet. De l’argent manquant cruellement à l’heure de développer le projet D503. Pour rentabiliser l’investissement, cette dernière reprendra beaucoup des travaux réalisés à ce moment-là, utilisant même certains des 21 prototypes produits comme mulets. De fait, avec un budget ridiculement bas, l’A610 devra se contenter d’être une grosse évolution de la GTA plutôt qu’une vraie nouveauté et en paiera le prix fort.
Nouveau modèle ou simple restylage ?
La nouvelle Alpine conserve donc dans les grandes lignes le style et la technique de sa devancière : châssis poutre, V6 PRV en porte à faux arrière, profil quasiment identique au néophyte. Visuellement, seuls les phares escamotables distinguent l’A610 de la GTA au premier coup d’œil. Elle en récupère en effet la cellule centrale et la partie arrière. Elle est pourtant plus longue (4,41 m contre 4,33) et les détails de sa carrosserie offrent un dessin plus abouti et plus moderne. Malgré cela, le résultat est sans appel : elle ressemble plus à un restylage qu’à une nouveauté, et les clients potentiels le voient. Cette impression de déjà-vu nuit donc à l’A610 et fait passer au second plan ses avancées. Pourtant, la voiture a largement progressé : son Cx de 0,30 est excellent et la répartition des masses améliorés (47 % à l’avant, 53 %) à l’arrière. La rigidité de l’ensemble a été renforcée et sa tenue de route est exemplaire, tout comme son confort et la finition intérieure progresse sensiblement (sans atteindre pour autant la concurrence germanique et conservant un aspect “grande série” gênant à ce niveau de prix).
Une voiture performante et moderne
Sous le capot arrière, un gros travail a aussi été effectué. Si elle conserve le V6 PRV, celui-ci a fait l’objet de tous les soins pour proposer enfin des performances dignes de ce nom. La cylindrée passe ainsi à 3 litres (2 975 cc) et gagne en couple (350 Nm). Pour la puissance, et malgré la catalysation, on monte à 250 chevaux grâce au turbo Garrett T3 (0,8 bar), permettant d’atteindre les 265 km/h en vitesse de pointe. Ce moteur servira de base à la concurrence française, la Venturi 400 Trophy/GT puis la 300 Atlantique. L’Alpine A610 est donc loin d’être ridicule mais peinera à le faire savoir. Seul bémol : une prise de poids (1 420 kg contre 1 210 aux dernières GTA) qui, sans la pénaliser, lui offre un caractère plus Grand Tourisme que véritablement sportif. Cependant, le gros travail sur l’avant du véhicule a payé : la tenue de route est irréprochable et son tarif de 395 000 francs reste raisonnable par rapport à la concurrence. Raisonnable, certes, mais quand même élevé, et l’A610 manque cruellement d’image tant l’aura d’Alpine a disparu.
Alpine A610 Olympique 92
L’A610 Olympique 92 n’est pas à proprement parler une série spéciale. Si elle fait partie d’une opération marketing global du groupe Renault à l’occasion des jeux olympiques d’Albertville de février 1992, elle n’était pas destinée à la vente, comme le reste de la gamme Renault (Clio, R19, R21, Espace, R25, Espace II et Cherokee). Deux exemplaires furent produits mais dans une logique d’image, et destinés au transport de chanceux VIP durant la compétition. Ils furent par la suite revendus comme de vulgaires occasions, faisant d’eux des raretés absolues, bichonnés aujourd’hui par des collectionneurs.
Indifférence générale
L’Alpine A610 est présentée officiellement au Salon de Genève 1991. Si les spécialistes notent les évolutions notables par rapport à la GTA et louent les progrès de la voiture, le grand public n’y voit qu’une évolution timide et son arrivée laisse indifférent de nombreux visiteurs. Ce manque d’enthousiasme se retrouve aussi dans les ventes : 486 exemplaires trouvent preneurs la première année. C’est moins que les GTA l’année précédente, une année pourtant jugée catastrophique. Il n’était pourtant pas si lointain le temps où plus de 1 000 GT sortaient de l’usine de l’avenue de Bréauté, à Dieppe. L’année 1992 sera pourtant pire, avec seulement 250 unités livrées, dont 31 exemplaires de la série spéciale Magny-Cours (voir encadré). Décidément, la chance n’est pas au rendez-vous surtout qu’une crise mondiale frappe le marché des voitures sportives. Enfin, Renault, malgré les résultats en Formule 1 avec Williams, refuse toute promotion sportive au dernier modèle d’Alpine et le budget marketing est si ridicule qu’aucune campagne publicitaire ne viendra soutenir l’A610.
Alpine A610 Magny-Cours
En juin 1992, Alpine tente tout de même de promouvoir son modèle en présentant une série spéciale dénommée Magny-Cours. Il s’agit alors de célébrer la victoire de Nigel Mansell sur Renault Williams au Grand Prix de France sur le circuit nivernais. Le prétexte est un peu tiré par les cheveux, mais c’est l’occasion de refaire parler un peu de l’A610. Pas d’évolution technique pour ce modèle, mais une teinte spécifique, des jantes peintes, un intérieur exclusif et une plaque numérotée (de 0 à 30) pour les 31 exemplaires proposés. Le tarif, lui, passe à 449 500 francs (contre 416 500 francs pour la version normale en 1992).
Une décision sans appel
Chez Alpine, on sait depuis longtemps que la situation ne peut pas durer. Dès 1989, le projet W71 a été lancé pour offrir à l’A610 une petite sœur plus abordable et reprenant l’ADN de la marque. Malheureusement, la petite Alpine paye l’échec de la grande, et le projet est annulé, ou plutôt remplacé en 1993 par le projet W94 qui deviendra la Renault Sport Spider : l’avenir semble compromis pour Alpine. On tente pourtant d’améliorer les choses par petites touches sur l’A610 tandis que le Bérex travaille à une version Turbo Evolution de 280 chevaux ou à un cabriolet, sans convaincre la direction de Renault qui a déjà fait son choix : la marque doit disparaître et laisser la place à Renault Sport dont le potentiel semble, à l’époque, supérieur. Comme pour confirmer le choix déjà pris, la clientèle déserte les show-rooms et seuls 36 exemplaires sont produits en 1993. Cela n’empêche pas Patrick Legeay de tenter l’impossible en engageant une A610 aux 24 Heures du Mans (voir encadré).
Alpine A610 Le Mans
A la fin de l’année 1993, Patrick Legeay décide d’engager une A610 dans l’épreuve reine de l’endurance, les 24 Heures. A la tête de Legeay Technologie, il connaît bien les Alpine et les Renault qu’il prépare pour la compétition (notamment la GTA Europa Cup et la 21 Europa Cup). Avec le soutien timide de Dieppe qui lui fournit une voiture allégée de 35 kg. Retravaillée dans les ateliers de la petite entreprise au Mans, elle gagne en aérodynamique (avant modifié, aileron arrière) et en légèreté. Côté moteur, le V6 est modifié et reçoit deux turbos pour atteindre 430 chevaux tout de même, le tout avec une boîte à crabot SADEV. Contre toute attente, l’Alpine A610 Le Mans fera mieux que de la figuration : 5ème de sa catégorie et 13ème au général. Legeay tentera l’aventure l’année suivante avec plus d’ambition encore, mais manquant de fiabilité et privée du soutien de l’usine, la voiture n’arrivera pas à se qualifier.
Descente aux enfers
Malgré le potentiel sportif démontré au Mans, l’A610 ne décolle toujours pas commercialement. L’avenir incertain n’incite pas le client à tenter l’aventure d’autant que Porsche a sorti en 1993 un nouveau modèle de sa 911 (993) particulièrement séduisant. La présentation d’une concurrente chez Venturi, la 300 Atlantique, n’incite pas plus Renault à changer la donne. Avec 30 voitures produites en 1994, la messe est dite : l’A610 sera bien la dernière Alpine. Pourtant, le groupe Renault va mieux, récupérant les fruits d’un long travail sur les produits et la qualité, et ne manquait pas de moyens pour continuer l’aventure d’une façon différente. Hélas, la décision est sans appel : capitaliser sur la marque Renault, et seulement Renault. En 1995, le cœur n’y est plus, que ce soit à l’usine ou parmi les clients et seules 14 voitures sont produites à Dieppe pour clôturer une courte carrière.
La dernière Alpine du siècle
A voir le succès de l’Alpine A110 lancée en 2017, on ne peut que regretter le temps perdu. Il aura fallu près de 20 ans pour revenir aux origines de la marque et proposer un produit répondant à la demande. Le projet W71 n’était sans doute pas parfait, mais allait dans ce sens et aurait pu changer la donne si la direction s’en était donnée les moyens. Hélas, il faut savoir prendre des décisions et la logique d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui. Louis Schweitzer avait à cœur la rentabilité du groupe et l’échec de la fusion avec Volvo en 1992 avait rebattu les cartes. A nouveau seule dans la bataille, Renault devait se concentrer sur sa marque en attendant une internationalisation qui viendra un peu plus tard (rachat de Dacia en 1999 pour construire une marque Low cost, et prise de participation chez Nissan en 1999 pour former l’Alliance). Il n’y avait alors plus de place pour Alpine. Avec 818 exemplaires seulement, l’A610 paiera le prix fort et traîne encore aujourd’hui l’image d’un accident industriel plutôt injuste aux vues des qualités de la voiture.
Photos : Renault Classic, Alpine, MeganeRS Le Livre, DR